Au lycée Okba Ibn Naffaâ, situé à Kairouan, ville du centre de la Tunisie, rares sont les élèves qui se sont déjà intéressé.e.s à la caricature et encore moins celles ou ceux qui ont croqué ce genre de dessins humoristiques lourds de sens et chargés de messages. Initier les jeunes à cette forme de liberté d’expression et faire du dessin de presse un outil pédagogique innovant pour leur inculquer les valeurs de paix et de citoyenneté, c’est là la mission que s’est donnée l’association Cartooning for Peace à travers le projet financé par l’Union européenne « Dessinons la Paix et la Démocratie ».
Regard timide mais l’oeil pétillant, Nadhem Dhifaoui est élève en terminale Technique. Il passera son baccalauréat à la fin de l’année scolaire. Mais pour l’heure, il a hâte de rejoindre ses amis pour participer à une séance très spéciale du Club d’éducation à la citoyenneté et aux droits de l’homme du lycée Okba Ibn Naffaâ. C’est qu’aujourd’hui, les membres du club reçoivent un invité qu’ils attendaient depuis longtemps, Needall, dans le cadre d’un atelier d’initiation à la caricature organisé par Cartooning for Peace en collaboration avec l’Institut Arabe des Droits de l’Homme (IADH).
L’occasion pour ces élèves de se familiariser encore plus avec cet art engagé et d’échanger avec l’artiste autour des valeurs citoyennes et de la liberté de presse et d’expression. Parler librement, exprimer ses idées sans tabou ou encore critiquer sans avoir peur des répercussions, Nadhem en sait quelque chose. Pendant longtemps, le jeune homme a été un grand timide qui évitait de donner son avis ou même de se mêler aux autres. Et c’est parce qu’il lui semblait trop peu sûr de lui et très replié sur lui-même que Ferjania Ben Ghezaiel, sa professeure d’éducation civique, lui a conseillé de prendre part aux activités du Club, il y a trois ans déjà. « Je n’avais pas d’amis, car j’étais trop timide », explique-t-il, amusé. « Deux semaines après avoir rejoint le Club, j’ai commencé à bien m’intégrer au groupe et à chasser les idées noires de ma tête », ajoute-t-il.
« Les jeunes ont besoin de s’exprimer, de dialoguer et de s’interroger en groupe », explique Ferjania Ben Ghezaiel qui évoque, d’un air désolé, tous les dangers auxquels sont exposés les jeunes dans la région et le taux élevé de suicides et de cas de radicalisation chez les élèves à Kairouan.
Caricaturiste, un métier de passion et de courage
En s’orientant vers la section Technique, Nadhem a dû changer d’établissement scolaire mais chaque semaine, il tient à se rendre à son ancien lycée pour participer aux activités du Club. Aujourd’hui, il est impatient de rencontrer Needall. De lui, il ne sait pas grand chose sauf qu’il est dessinateur professionnel et que son métier de caricaturiste est passionnant. D’un pas alerte, il rejoint les autres élèves dans la salle. Quelques minutes après, Needall fait son entrée. Le jeune homme est accueilli chaleureusement. La séance peut commencer.
L’homme parle d’abord de l’univers de la caricature. Il retrace son propre parcours et énumère les difficultés qu’il a rencontrées au fil de ses différentes expériences professionnelles. Dans un monde où la critique et la satire font grincer des dents, il est clair que le métier de caricaturiste n’est pas des plus aisés. Needall évoque la censure, les préjugés sociaux et religieux, l’intolérance et même la torture, la violence et l’emprisonnement qu’ont subis certains de ces confrères de par le monde. En pointant du doigt les travers d’une société ou de dirigeants, en exerçant la liberté de presse et d’expression via leurs dessins, les caricaturistes s’exposent à de graves dangers et certains même y perdent la vie.
« Ma vie a basculé en 2011 quand nous avons arraché notre droit à nous exprimer librement. Pour ma part, j’ai traduit cette liberté d’expression en dessin et grâce aux réseaux sociaux, je suis parvenu à diffuser mon art au-delà des frontières tunisiennes », indique-t-il. Et de s’enthousiasmer : « Bien plus qu’un simple métier, la caricature pour moi est un art et une passion ».
Liberté, je dessine ton nom
A l’intérieur de la salle, la trentaine d’élèves prête une ouïe attentive à Needall. Un peu partout, trônent des posters avec des dessins de presse de caricaturistes engagés qui reflètent les attentes des jeunes Tunisiens et les défis auxquels ils font face au quotidien. En plus des échanges avec les élèves, le projet « Dessinons la Paix et la Démocratie » inclut une exposition itinérante qui donne des exemples concrets de dessins de presse qui, à travers l’humour, dénoncent l’injustice, l’inégalité des chances, l’intolérance, les dictats sociaux et religieux ou encore évoquent le chômage, l’extrémisme, la migration, la pollution environnementale mais aussi traitent des sujets plus légers comme l’amour ou l’amitié. Les dessins ont été réalisés par des caricaturistes de Tunisie mais aussi d’Algérie, du Maroc, d’Iran, de France, de Suisse, d’Italie, de Belgique, du Canada, du Mexique. Parfois sarcastiques ou incisifs mais toujours drôles, les dessins de presse proposés sont autant de pistes de réflexion pour ceux qui ont l’occasion d’y poser leur regard.
Au crayon, à la gouache ou à l’acrylique
Membre de l’IADH et coordinateur de l’atelier, Aziz Belatek explique que cette exposition itinérante a voyagé un peu partout dans le monde avant d’arriver en Tunisie. Il ajoute : « L’idée des ateliers est très bénéfique car les thématiques évoquées ne figurent pas dans le programme scolaire. Une meilleure compréhension de ces sujets aiderait les élèves à devenir de meilleurs citoyens et à cultiver la paix dans un monde de droits et d’égalité. »
Parmi les caricaturistes qui se sont engagés dans ce projet et à l’instar de Needall, on retrouve de grands noms comme Chedly Belkhama, Dlog, Tawfik Omrane ou encore Nadia Khiari et son fameux personnage, le chat Willis from Tunis. Tous ont répondu favorablement à l’invitation de Cartooning for Peace et de l’IADH et sont allés à la rencontre d’élèves dans le cadre de clubs de citoyenneté à travers tout le pays. Et chaque rencontre, assurent les artistes, est unique car elle apporte son lot d’émerveillement chez les jeunes mais aussi de questions surprises que les jeunes sont libres de poser à leurs invités.
Sens critique et engagement des jeunes
D’ailleurs, les élèves du Club de citoyenneté du Lycée Okba Ibn Nafaâ ont vite compris que ces caricatures n’étaient pas de simples dessins et se sont donné à cœur joie d’interroger Needall mais aussi de répondre aux questions qu’il leur posait à son tour. Au lieu d’utiliser les mots pour exprimer leurs idées et leurs interrogations, le jeune homme leur propose de produire des dessins dans lesquels ils laisseraient libre court à leur imagination mais aussi à leur sens critique pour évoquer une situation ou relater des faits qui les interpellent. « Expliquer aux jeunes qu’il n’y a pas qu’une seule liberté, vision, orientation ou encore lecture et les persuader que chacun est libre de défendre ses idées sans avoir à se défendre lui-même, est un vrai défi à relever à chaque fois. » Heureusement pour lui, les jeunes ne sont pas le public le plus difficile à convaincre du droit à la différence et de l’importance de la liberté d’expression mais aussi de création.
Cartooning for Peace
Joint par téléphone, Sylvain Platevoet, chef du projet « Dessinons la Paix et la Démocratie » pour Cartooning for Peace, explique que l’association organisait depuis des années des activités dans les prisons en France et que grâce à l’appui financier de l’Union européenne, ils ont pu étendre leurs activités en Tunisie et dans d’autres pays. « Nous travaillons essentiellement dans les milieux éducatifs et les prisons. L’objectif est d’éveiller un esprit critique dans ces lieux », indique-t-il. Et d’ajouter : « Pour les prisons, il s’agit de permettre aux détenus de ne pas s’isoler du monde extérieur d’une part et de contribuer à la lutte contre la radicalisation. En Tunisie, nous avons organisé de nombreux ateliers dans les prisons et centres de détention en collaboration avec l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) ». Dans les lycées et les collèges, il s’agit plutôt de prévenir ces dangers et de diffuser des valeurs saines de tolérance, de liberté et d’engagement citoyen.
Engagement pluriel
Financé par l’Union européenne, le projet « Dessinons la Paix et la Démocratie » a débuté en 2016 et s’est achevé en décembre 2019. A travers l’éducation aux médias et à la citoyenneté des publics jeunes dans de nombreux pays, dont la Tunisie, le Maroc et la Palestine, le projet vise à promouvoir une culture de paix et de démocratie par le dessin de presse. L’atelier de caricature au lycée Okba Ibn Nafaâ était l’un des derniers en Tunisie dans le cadre de la première phase du projet. Engagées et plurielles, pareilles initiatives sont plus que nécessaires tant les dangers qui guettent les jeunes mais aussi la liberté de presse, d’expression et de créativité sont nombreux et que seules la sensibilisation et l’éveil citoyen peuvent les sauver !
* Cette story a été réalisée en décembre 2019, avant la survenue de la crise sanitaire relative au coronavirus.