A quelque 300 km au sud du Caire, les femmes coptes du village d’Al-Barcha à Minya ont acquis une voix grâce au théâtre. C’est l’objectif du projet régional Drame, Diversité et Développement, lancé par le programme MedCulture, financé par l’Union européenne entre 2014 et 2017.
Sur la terrasse de l’association Misr pour le développement, surplombant le village d’Al-Barcha, la vue est prenante. Les rêves des filles aussi. Celles-ci semblent avoir le village à leurs pieds, avec ses immeubles au ciment fissuré, ses minarets qui se dressent au loin et ses tours d’églises, beaucoup plus proches. A partir de ce quartier chrétien, l’on aperçoit la statue de l’aigle blanc décorant une grosse demeure au style ostentatoire ainsi que la « Maison Blanche », résidence d’une famille de parlementaires, qui a de tout temps dominé la vie politique. Les marques extérieures de richesse ou du statut social, d’appartenance religieuse, se multiplient tout autour. Les filles du groupe de théâtre Panorama Barcha, créé par l’association depuis 2014, aspirent à une société plus égalitaire, au-delà des tensions confessionnelles qui font surface sporadiquement dans le gouvernorat de Minya, à quelque 300 kilomètres du Caire. Le théâtre de la rue qu’elles ont commencé à pratiquer, dans le cadre du projet financé par l’Union européenne, MedCulture : Drame, Diversité et Développement (DDD), les aide à exprimer leurs vues et à occuper l’espace public. (Voir le blog al-qatr.com)
Les habitants de leur village, à moitié chrétien, à moitié musulman, se croisent dans les ruelles, avec leurs carrioles tirées par des ânes ou avec leurs espèces de rickshaw collectif, mais ne s’invitent jamais à la maison. Le quartier musulman est séparé de celui copte, par une ligne de démarcation fictive que tout le monde respecte, même si elle n’existe pas officiellement et n’obéit pas à un tracé très clair sur le sol.
Sur les 25 membres de Panorama Barcha, 8 femmes seulement ont pris part aux activités du théâtre de la rue, organisées à Minya par l’ONG cairote Ikhtiyar (Choix), un collectif qui travaille notamment sur les droits féminins, en collaboration avec des associations et des coordinateurs locaux, sur le terrain. En l’intervalle d’environ dix mois, ils ont monté dix spectacles, de 10 à 20 minutes chacun, lesquels ont sillonné toute la province, sous le slogan de Le train des villages.
Le show Al-Farah (Les noces), improvisé et mis en scène par le groupe d’Al-Barcha, a été même donné en Tunisie, en août dernier. De quoi avoir fait la fierté du village. Car mêmes les parents les plus récalcitrants avaient l’air plus convaincus, en voyant leurs filles invitées à l’étranger et acclamées par le public. Ce ne sont plus les laissées pour compte d’une société discriminatoire, bien au contraire elles arrivent désormais à s’imposer ; même si cela leur coûte parfois des jugements arbitraires et les expose à toute sorte de commérages. « On est bien considéré comme les fous ou plutôt les folles de l’association, mais ceci nous ne dérange plus ! », lance Youstina Samir, 28 ans. Une chef d’équipe téméraire que rien ne peut arrêter. C’est elle qui gère l’association, en l’absence de sa sœur, journaliste-fondatrice, partie pour de bon aux Etats-Unis, comme le souhaitent de nombreux autres voisins.
Youstina, par contre, ne cherche pas quitter son pays. Elle est de plus en plus persuadée qu’il faut développer le village par l’art et la culture, tout en octroyant des services sociaux aux chrétiens et aux musulmans. « J’avais déjà fait du théâtre, à l’église. Mais là-bas, on séparait les filles et les garçons, en jouant, et on se limitait à des sujets très didactiques, surtout religieux », raconte-t-elle, soulignant que Panorama Barcha, constitue belle et bien la première troupe spécialisée dans le théâtre de la rue, dans tout Minya.
J’ai droit à la rue
A l’entrée d’une maison en construction ou dans un terrain vague, près des câbles électriques à haute tension, elle a décidé, avec l’équipe du projet DDD, de présenter Les noces. Dans cette partie de la ville, essentiellement chrétienne, les voisins musulmans ont l’habitude de passer. « Même s’ils ne laissent pas leurs enfants faire du théâtre, nous jugeant un peu permissives et trouvant que l’art est illicite, ils peuvent venir regarder ; ça risque de leur faire changer les idées, comme ce fut le cas pour nos parents, dans le temps », semblent dire les comédiennes-amateurs de Barcha.
Celles-ci n’avaient pas le courage de se produire dans la rue. Mais dans le cadre du projet, elles ont découvert qu’il était temps de sortir des murs de l’association ou de l’église, pour réclamer leur droit à la rue. Avec l’entraîneur Chady Khalil, directeur du projet auprès de l’association Ikhtiyar, partenaire de DDD, elles ont réussi à vaincre leur timidité. Khalil n’avait pas l’approche du citadin qui venait dicter quoi faire aux gens du village ; il les a beaucoup aidées à extérioriser leurs sentiments. Avec le reste de son équipe, ils ont fait le tour de 7 villages de Minya, offrant à chaque fois un atelier de 5 à 7 jours aux intéressés. « On ne pouvait aborder de manière directe la violence confessionnelle ou la question des minorités, alors on a décidé de faire parler les femmes, les maillons faibles de cette société. Il fallait qu’elles-mêmes acquièrent confiance et créent leurs discours de résistance. Sur le terrain, j’ai compris comment la violence sectaire peut entraver la mobilité sociale. Le manque de confiance et d’appartenance affecte leurs perceptions quant à bien d’autres choses », précise Chady Khalil.
Le premier jour de l’atelier, ce dernier a demandé aux comédiennes en herbe de faire du porte à porte, dans tout le village, pour collecter des histoires. Le mariage était au centre des intérêts, du coup, ils ont décidé d’en faire le thème principal de leur spectacle : Les noces. Le deuxième jour, les participantes ont imaginé qu’elles s’adressaient à « leurs épouvantails » ; elles ont exprimé leur colère face aux personnes qui leur inspirent d’excessives terreurs. Plusieurs ont dû montrer la société du doigt, c’est celle-ci qui leur pèse et les empêche de vivre comme elles veulent. Le troisième jour, passé dans une petite île verte, située aux alentours, les comédiennes se sont jetées à l’eau. Durant quelques heures de défoulement total, elles ont repensé leur vie d’ici cinq ans. Et le dernier jour, elles ont improvisé leur show, en y insérant des chansons de mariage qu’elles ont dû récolter de part et d’autre.
En s’installant sur la chaise de la mariée, chacune des comédiennes évoque le mariage à sa façon. « J’ai le théâtre dans le sang et surtout j’aime l’improvisation. Cela me permet d’exprimer ce que je ne peux dire dans la vie réelle. Désormais, je m’habille différemment ; je ne suis plus la même personne assise dans un coin, avec un fichu sur la tête et des tuniques larges. Je veux continuer à enseigner le théâtre à d’autres plus jeunes, car je sais que probablement je ne serai pas une professionnelle », affirme Marina. Elle est consciente que son diplôme technique ne sert pas à grande chose, même pas pour faire des métiers manuels, mais c’est une mordue du théâtre et du changement.