Farah Aljouni aurait pu écrire ces lignes il y a quelques années, alors qu’elle réalisait des reportages sur les réfugiés palestiniens et syriens et les communautés défavorisées en Jordanie. Journaliste renommée travaillant pour des médias internationaux, Farah racontait l’histoire d’individus plongés dans les difficultés et transis par l’espoir.
« Dans le cadre de mes reportages dans les camps de réfugiés, j’ai rencontré de nombreuses femmes extrêmement douées dans l’art de la broderie, mais qui ignoraient comment générer des revenus grâce à leur talent », se souvient Farah. Inspirée par leur vie et par sa propre passion pour la création, elle se lance dans l’expérimentation et fabrique des chaussures à partir de boîtes de céréales dans son salon.
« Lorsque des amis ont acheté ces premières paires de chaussures faites à la main, j’ai eu un déclic. J’ai réalisé que je pouvais aider ces femmes en combinant leur talent de brodeuse avec des designs innovants pour créer un produit qui n’existait pas sur le marché », confie-t-elle.
C’est suite à ce qu’elle appelle ce « grand déclic » que GIOIA a vu le jour. Cette entreprise sociale basée en Jordanie ouvre la voie en matière de mode éthique en intégrant les broderies traditionnelles dans des chaussures modernes. Bien plus qu’une marque, GIOIA est décrite par sa fondatrice comme « un véritable voyage et une célébration culturelle. »
« Je souhaite vraiment que l’on comprenne que GIOIA n’est pas une simple marque de chaussures. Nous racontons l’histoire des artisans, nous transmettons leur héritage et leur culture », souligne Farah. « Je n’ai jamais vraiment tourné le dos au journalisme, car je continue de raconter une histoire. Je ne parle pas de chaussures, mais plutôt de ce qu’elles représentent », précise-t-elle le sourire aux lèvres.
Des artisans dignes de la haute couture : « c’est leur talent qui les définit, et non pas leurs origines »
GIOIA collabore avec des artisans de Jordanie, de Palestine et de Syrie, qui bénéficient d’un tremplin pour présenter leur savoir-faire tout en gagnant des revenus durables. « Vous n’imaginez pas le niveau de talent exceptionnel de ces personnes. Dans un autre contexte, nous les verrions comme des artisans dignes de la haute couture. Mais nous avons du mal à voir plus loin que leur statut de réfugiés », explique Farah, qui souhaite changer les regards portés sur ces communautés.
Elle souhaite également s’éloigner du prisme de « l’aide aux personnes défavorisées ». « Je ne veux plus les qualifier de réfugiés ou de personnes défavorisées : ce sont des artisans. C’est leur talent qui les définit, et non pas leurs origines. »
Nous rencontrons d’abord Helweh, une artisane palestinienne de 65 ans. Son travail avec GIOIA a changé sa vie : « Je travaillais dans des conditions très difficiles dans une usine de vêtements, 6 jours par semaine, pour moins de 360 dollars par mois. »
« Avec GIOIA, les revenus arrivent directement chez moi. Je peux travailler dans ma maison tout en sachant que je gagnerai assez d’argent pour subvenir à mes besoins et à ceux de mes filles. » Pour chaque paire de chaussures vendue, une partie des bénéfices est directement versée à Helweh, ce qui lui permet d’être rémunérée justement pour son travail.
Nous découvrons ensuite Layla* : « Lorsque j’ai rejoint GIOIA, j’ai pu prendre en charge l’éducation de ma fille. Elle est maintenant la première de notre famille à être diplômée de l’université. »
Pour Farah, la flexibilité du travail à domicile n’est pas un luxe : « C’est crucial. Beaucoup de nos artisans ne peuvent pas quitter leur domicile, car ils doivent s’occuper de leurs enfants ou n’ont pas accès à un moyen de transport abordable. En leur fournissant des outils et une formation standardisés, nous nous assurons qu’ils peuvent travailler efficacement dans le confort de leur maison, où ils doivent souvent s’occuper de leur famille. »
Maher, Nour, Um Omar, ont tous des anecdotes similaires sur cette nouvelle source de revenus décents grâce auxquels ils peuvent accèdent à leur indépendance, prendre leurs propres décisions et subvenir aux besoins de leurs familles.
Vers une mode éthique : le rôle de l’Union européenne
La mise en place de ce modèle de production flexible n’a pas été sans difficulté. « Nous avons mis un an pour créer une boîte à outils standardisée à destination de nos artisans afin de garantir une qualité constante dans les différentes maisons », raconte Farah.
Si les artisans, déjà qualifiés, n’ont eu besoin que d’une formation très rapide pour s’adapter à la production de chaussures, leur adaptation aux horaires de travail, aux délais et aux normes spécifiques fut une toute nouvelle expérience. En effet, la production de chaussures implique une minutie toute particulière par rapport à celle de vêtements de différentes tailles.
Les lignes de production ont également dû être adaptées pour garantir la qualité et l’uniformité de tous les produits GIOIA. « Chaque artisan reçoit un guide détaillé, des outils standardisés et des nombres de points précis pour leurs créations », nous explique Farah. « Nous obtenons ainsi des produits finaux de qualité et d’aspect uniformes, même si nos chaussures sont fabriquées à la main par différents artisans. »
Le modèle de production de GIOIA est unique en son genre. En effet, l’entreprise ne traite que les pré-commandes afin de réduire les déchets et de s’assurer que chaque paire est personnalisée selon les préférences de l’acheteur. Cette approche est cohérente avec l’engagement de l’entreprise en faveur de la mode éthique. « Nous nous inscrivons dans un mouvement plus large en lien avec les modes de consommation éthiques. Chaque fois qu’un de nos clients achète un produit tout en sachant qu’il soutient une cause, à savoir l’émancipation des femmes et la préservation du patrimoine culturel, nous nous éloignons un peu plus de la mode éphémère et de la production de masse. »
De ce point de vue, l’aide de l’Union européenne a été déterminante. GIOIA a bénéficié du soutien du programme CREACT4MED, qui a permis à l’entreprise d’étendre ses activités en développant de nouveaux modèles commerciaux et des approches innovantes.
« Grâce à l’aide financière et à la formation de l’UE, nous avons pu mettre en place ce modèle de pré-commande qui nous permet de réduire les déchets et de proposer des personnalisations », explique Farah. « Ce modèle s’aligne sur nos objectifs de développement durable et nous permet de produire uniquement ce dont nous avons besoin. »
Grâce au soutien de l’UE, GIOIA devrait bientôt pouvoir consolider le mode de rémunération des artisans. « Actuellement, nous travaillons avec eux en tant que free-lance, mais nous espérons leur proposer une source de revenus plus stable qui suivra notre développement. Des personnes comme Helweh et Layla bénéficieraient ainsi d’une sécurité accrue. Quant à nous, nous pourrions renforcer notre impact. »
L’avenir de GIOIA est prometteur. L’entreprise prévoit notamment de s’étendre dans d’autres régions telles que l’Afrique, l’Asie du Sud-Est et l’Amérique latine. « Il y a tant de pays aux patrimoines culturels riches et qui regorgent d’artisans talentueux. Il est de notre devoir de préserver ces traditions », souligne Farah, qui imagine GIOIA comme « une entreprise sociale de type UNESCO », qui contribue à préserver l’héritage culturel au moyen de la mode.