Un projet populaire encourage l’autonomisation des travailleuses agricoles dans des régions vulnérables de Tunisie en créant des espaces ouverts au dialogue public et à l’expression artistique de leurs rêves et batailles.
Après avoir été aux prises avec le développement socioéconomique et connu des périodes d’instabilité au cours des dernières décennies, le gouvernorat de Kasserine, marginalisé, situé au centre ouest de la Tunisie, résonne aujourd’hui de rires et de douces mélodies grâce au travail artistique collaboratif de « Digourdiya », une performance théâtrale créative menée sous l’égide du Centre culturel des arts et métiers de Jbel Semmama.
Créé en 2018 comme un « quartier de résistance culturelle », le Centre est un « lieu de vie, de culture et de développement économique qui cherche à apporter des alternatives et un espoir culturel et économique à la population du gouvernorat », explique Adnen Helali, l’artiste à l’initiative du projet.
« Ce Centre, qui est le tout premier espace culturel situé dans la montagne en Tunisie, mise également sur la culture, l’art et la vie pour combler le vide qui a conduit à des atrocités [jihadistes] dans le passé. »
Sa dernière idée en date ? Créer un spectacle imaginé et donné par des travailleuses agricoles, dans l’idée de célébrer leur travail quotidien et leur rapport à la terre. « Nous avons entendu dire que l’ONG locale COSPE octroyait une subvention de 10 000 euros à des projets impliquant des femmes travaillant dans l’agriculture », se souvient Adnen. « Nous avions déjà lancé plusieurs initiatives d’autonomisation dans le cadre desquelles nous travaillions avec ces femmes, c’était donc une fantastique opportunité pour nous d’aller un peu plus loin. »
FAIRE : à la rencontre de la « véritable » réalité du travail agricole
La subvention octroyée par COSPE s’inscrit dans le cadre du projet FAIRE « Femmes travailleuses dans l’Agriculture : Inclusion, Réseautage, Émancipation », financé par l’UE et qui vise à consolider les initiatives des acteurs institutionnels, associatifs et syndicaux pour l’application des droits économiques et sociaux des femmes travailleuses dans l’agriculture dans les régions de Jendouba, de Kasserine, de Mahdia, de Sidi Bouzid et de Sfax.
« Nous avons radicalement changé nos habitudes pour ce projet : nous voulions que les travailleuses agricoles participent directement et proactivement aux différentes étapes afin que leurs droits soient mieux respectés », explique Amina Ben Fadhl, coordinatrice nationale de « FAIRE » et coordinatrice de projet chez COSPE. L’équipe du projet a ainsi mené plus de 100 entretiens individuels de plus de deux heures et rencontré 500 groupes de discussion dans l’idée de mieux comprendre la réalité de ces femmes.
« Nous avions besoin de comprendre la réalité dans laquelle elles vivaient du lever au coucher du soleil et nous tenions à ce qu’elles puissent faire entendre leur voix et exprimer leurs priorités », raconte-t-elle, avant d’ajouter : « Nous devons cesser de mettre les ouvrières agricoles sous tutelle et de décider à leur place. Elles ont clairement la capacité de participer aux réflexions et aux prises de décisions. »
Les entretiens réalisés à l’occasion de cette étude ont permis de cartographier la réalité socioéconomique de ces femmes et de proposer des solutions à leurs problèmes. Cette étude a été menée dans le cadre de la première composante du projet FAIRE, qui comprenait une phase de renforcement des capacités en faveur des travailleuses, des syndicats et des structures de la société civile. Quant à la troisième composante, elle a abouti au financement de 19 projets concrets dans cinq régions agricoles, dont celui d’Adnen Helali.
L’agriculture et la culture : deux mondes intimement liés
« L’agriculture et la culture sont des concepts très proches, qui partagent même une étymologie commune ! », s’exclame Adnen Helali avec enthousiasme, lorsqu’il réfléchit aux raisons qui l’ont poussé à soumettre le projet d’un spectacle multidisciplinaire.
« Ces ouvrières agricoles sont aussi des artistes lorsqu’elles célèbrent l’amour de leur terre, le rejet de l’exode et leur affection pour cette montagne trop longtemps abandonnée », nous confie Adnen, poète à ses heures.
Imaginé comme une performance interactive, le spectacle plonge le public dans le monde de ces travailleuses agricoles et lui permet de goûter à leur vie, mais aussi de la sentir et de la ressentir. Tandis qu’elles font l’éloge de produits agricoles traditionnels, comme le romarin ou les figues de Barbarie, en chantant, les performeuses distillent des huiles essentielles issues de leurs cultures et immergent les spectateurs dans un univers merveilleux.
Tous les sens sont en éveil, alors que les femmes dansent, chantent et se produisent aux côtés de break-dancers locaux, de musiciens et de danseurs professionnels. « C’est une célébration spectaculaire et imaginative de tout ce que prône notre Centre : non pas un art utopiste et détaché de la réalité, mais plutôt une manifestation concrète du nouvel écosystème que nous essayons de mettre en place dans la région », se réjouit Adnen.
« Malgré les énormes épreuves qu’elles endurent, ces femmes témoignent de leur travail dans les champs en chantant, en riant et en plaisantant », poursuit Adnen. « Elles sont bourrées de talents. Et c’est ce que nous voulons mettre en avant, en plus de ce qu’elles arrivent à sortir de la terre. »
La soif de culture : une manière de combattre l’extrémisme
À peine montée sur scène, Saliha éclate de rire en réaction à la blague de l’une de ses camarades de jeu, Yassayah. Leurs échanges sont vrais, empreints d’émotion, mais toujours joyeux.
« Pour ces femmes, le spectacle n’est pas uniquement une source de revenus. C’est une plateforme où elles découvrent de nouvelles sensations. Lorsqu’elles jouent, elles plongent dans une tout autre ambiance, qui leur donne un sentiment d’accomplissement et de reconnaissance », explique Adnen.
Trois répétitions ont déjà eu lieu et le metteur en scène attend un millier de spectateurs pour la première. « Lorsqu’il y a un spectacle dans un petit village, tout le monde accourt. Vous pouvez ainsi avoir un millier de spectateurs, alors que vous en aurez à peine 300 dans une grande ville. Il y a un réel besoin, une véritable soif de culture ! »
Même si la pièce n’a pas encore été présentée en public, les femmes s’enquièrent déjà de la suite. « Nous sommes en train de réécrire le premier script pour le rendre plus professionnel et pour garantir une maîtrise parfaite du jeu de scène, des décors et du temps. Nous voulons également réitérer le concept dans d’autres régions, comme à Kef ou à Gafsa », conclut Adnen, en insistant à nouveau sur cette « soif de culture et de divertissement qui caractérise nos régions reculées ».
Femmes travailleuses dans l’Agriculture : Inclusion, Réseautage, Émancipation ou FAIRE est un programme de 1,1 million d’euros financé par l’Union européenne à travers l’Instrument européen de voisinage et les négociations d’élargissement.
L’objectif général est d’appuyer la société civile dans la promotion des droits fondamentaux des femmes en milieu rural en Tunisie. L’objectif spécifique est de consolider les initiatives des acteurs institutionnels, associatifs et syndicaux pour l’application des droits économiques et sociaux des femmes travailleuses dans l’agriculture dans les régions de Jendouba, de Kasserine, de Mahdia, de Sidi Bouzid et de Sfax.