Suzanne Jabbour combat la Torture : “Mon cheval de bataille, c’est l’humanité”

Mai 31, 2019
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Suzanne Jabbour, 58 ans, est à l’origine de nombreux projets visant à défendre les droits de l’Homme. Le dernier en date est une petite révolution dans la région: l’établissement d’un centre médico-légal au Palais de Justice de Tripoli. Le projet est financé par l’Union Européenne “Joint Action for an Effective Prosecution of Torture and enhanced commitment to Prevention of inherent crimes,” à hauteur de 1 283 000 Euros. Découvrez l’histoire de Suzanne Jabbour, comment et pourquoi elle a dédié toute sa vie à la défense de la justice sociale. 

“ Une nuit de printemps 1975, durant la guerre civile, ma mère est venue nous réveiller à cause des bombardements qui s’intensifiaient dans mon village de Ardeh, au Nord du Liban. J’avais 13 ans. On a dû quitter la maison en catastrophe, la peur au ventre, sans rien pouvoir prendre avec nous pour aller nous réfugier temporairement chez ma grand-mère qui ne vivait pas loin. Même là-bas, nous avons dû fermer la maison à clef et nous barricader car on pouvait entendre les milices nous encercler. C’était terrifiant. Je suis la cadette d’une fratrie de sept enfants et cette nuit-là, nous n’étions qu’une quinzaine de femmes avec un bébé de trois mois et mon frère qui était blessé. Les hommes de ma famille avaient dû garder leurs commerces dans la région de Zghorta. 

Cette nuit-là a changé beaucoup de chose. C’est la première fois que j’ai ressenti de la haine : contre les milices d’abord. Et contre la guerre en général. C’était un sentiment nouveau pour l’adolescente que j’étais. Je me suis alors posée tout un tas de questions : pourquoi nous ? Pourquoi on a dû vivre ça ? Que pouvaient bien vouloir ces gens ? Pourquoi cette guerre ? Qu’en est-il de l’humanité ?

Tout cela a déclenché en moi le besoin de m’exprimer sur ces questions. C’est ainsi qu’à 13 ans, j’ai commencé à écrire, encouragée par mon père qui était poète à ses heures perdues. 

Je me suis mise alors à rêver de devenir journaliste. A 17 ans, j’avais même quelques-uns de mes articles publiés dans les journaux. J’avais tellement de choses à exprimer. Mon cheval de bataille c’était l’humanité. Je voulais crier qu’il faut penser à l’avenir, que cette brutalité n’a pas de sens, que cela va nous nuire à tous. Un des titres d’article que j’avais en tête était : “Laissez nos peuples vivre, ils veulent vivre !” 

Mais je n’ai jamais pu être journaliste. Après avoir terminé le lycée, j’ai voulu étudier les médias à l’université libanaise mais j’ai été recalée : ils voulaient des journalistes qui défendent leurs convictions et ce n’était pas mon cas. C’est comme ça que je me suis inscrite un peu par hasard en psychologie à l’université libanaise. 

Mais j’ai pu accomplir mon rêve de défendre la dignité humaine envers et contre tous. Tout ce que j’ai accompli dans ma vie, j’ai pu le faire grâce à cette formation en psychologie. 
 

“ On s’est aperçues qu’il n’existait pas de stucture pour aider les enfants en difficulté”.  

Une fois diplômée, je voulais pratiquer mon métier de psychologue. Mais à l’époque la santé mentale était encore un sujet très tabou. La mentalité sociétale qui prédominait dictait qu’aller voir un psy, c’est pour les “fous”. 

Il ne me restait que peu d’options comme celles d’éducatrice spécialisée ou conseillère d’orientation…Mais je n’ai jamais voulu ça, j’ai toujours senti que j’étais capable de plus. Quand j’avais 17 ans, mon père a eu un ulcère. C’est moi qui l’ai remplacé au travail : je faisais mes études et tenais ses commerces en même temps. Cette situation m’a beaucoup fait grandir et donné confiance en moi. Ça m’a prouvé que je pouvais être une bonne gestionnaire.

Alors en 1988 quand ma camarade d’université Sana Hamzé m’a proposé de monter un projet en psychologie avec elle je n’ai pas hésité. On a fait une étude des besoins dans notre région à Tripoli. Et on s’est aperçues qu’il n’existait rien pour aider les enfants qui souffrent de difficultés d’apprentissage. C’est comme cela qu’on a eu l’idée de monter une clinique de psychologie spécialisée pour les aider. 

Une fois la clinique ouverte, nous avons reçu beaucoup d’enfants qui souffraient de handicaps, notamment des malentendants. C’est ainsi que nous avons alors créé en 1989 une ONG spécialisée pour aider les enfants malentendants : Friends in Need.

A la clinique nous continuions à recevoir d’autres enfants qui souffraient de handicaps, pas forcément physiques mais aussi intellectuels, comme certaines trisomies. Ces enfants-là avaient besoin d’un endroit où apprendre à leur rythme et à leur manière. Nous avons alors eu l’idée de créer, dans notre clinique, une salle de classe pilote pour en accueillir certains et leur offrir une éducation adaptée à leurs besoins.

Quand ma sœur a eu Chady, un enfant avec une déficience intellectuelle, cela nous a donné une motivation supplémentaire. 

On s’est alors investies énormément dans ce projet, j’ai même vendu ma voiture pour acheter un véhicule plus grand et embaucher un chauffeur qui allait chercher les enfants handicapés chez eux. La plupart des familles étaient dans le besoin et n’avaient pas les moyens d’accompagner les enfants à la clinique tous les jours. 

On a commencé avec six enfants dont Chady. Deux ans plus tard, on avait de plus en plus d’enfants, les besoins étaient croissants. Nous avons alors fusionné nos activités avec une de nos consœurs à Beyrouth qui travaillait sur les mêmes problématiques. C’est ainsi qu’est née l’ONG Fista en 1991, une école gratuite pour les enfants souffrant de retards mentaux et de troubles de l’apprentissage. Aujourd’hui nous avons 250 enfants par an, trois branches à Tripoli, une dans le Akkar et une à Beyrouth. Nous sommes sur le point d’ouvrir en septembre prochain un campus de 4 500 m2 près de Tripoli pour accueillir tout le monde.  Depuis 1989 nous avons aidé plus de 7 000 enfants. 
 

“Nous avons identifié plusieurs victimes de torture”

C’est en travaillant sur Fista que nous avons eu l’idée de notre projet suivant : Restart. Quand les enfants arrivent à Fista, notre assistante sociale mène une enquête sur leurs conditions, pour connaitre leurs antécédents :  d’où ils viennent, le fonctionnement de leur famille…On a remarqué que parmi les parents des enfants dont nous nous occupions, certains d’entre eux avaient été victimes de torture et souffraient encore de ces traumatismes.

Nous avons alors eu envie de les aider, mais on ne savait pas encore comment. Jusqu’à ce que Sana rencontre Inge Genefke, fondatrice du Conseil international pour la réhabilitation des victimes de torture (IRCT) lors d’un de ses voyages à Copenhague. Cette dernière lui propose de créer un centre spécialisé pour aider les victimes de torture au Liban. C’est ainsi qu’est née Restart en 1996. Grâce à Restart, nous luttons pour la prévention des actes de torture et aidons les victimes à se remettre et se réinsérer. Notre centre est basé à Tripoli et depuis son ouverture nous avons travaillé avec des ex-détenus de toute la région. Dix ans plus tard, nous avons ouvert une branche à Beyrouth afin d’étendre notre activité. 

Etant donné que les victimes de la torture que nous recevions étaient surtout des ex-détenus, nous avons voulu travailler directement dans les prisons, là où les besoins sont les plus importants. En 2004 nous avons commencé à travailler dans la prison de Kobbé près de Tripoli. L’établissement est très vieux, il date du mandat français, il est surpeuplé ; autant vous dire que les conditions de détention sont très dures et que les mauvais traitements peuvent être équivalents à de la torture. 

En partant du principe que tout individus, quoi qu’il ait fait a droit au respect de sa dignité, nous avons proposé au gouvernement d’apporter gratuitement aux prisonniers des soins médicaux, des activités et de l’aide. C’est ainsi que Restart a intégré la prison en 2005. Et depuis 2007, l’Union Européenne nous aide tous les ans à travers le financement d’au moins un projet qui vise à améliorer les conditions de vie dans les prisons. 

Grâce à eux, nous avons pu construire à la prison de Kobbé un centre médical, une cellule psychologique, une bibliothèque, une clinique dentaire, et un pont qui relie la prison pour hommes au centre médical. 

“Une de nos priorités à l’Union Européenne est la défense des droits de l’Homme. C’est pourquoi au Liban nous sommes engagés dans la lutte contre les mauvais traitements et la torture, aux côtés de Restart”, explique le porte-parole de l’Union Européenne au Liban.

“En 2017, et depuis les débuts de Restart nous avions aidé en tout et pour tout 17000 personnes victimes de torture, poursuit Suzanne Jabbour. 

“ Les droits de l’homme à tout prix ”.  

Le Liban a bien ratifié en 2000 la Convention des Nations Unies Contre les Actes de Torture (UNCAT), mais il reste encore beaucoup de chemin à faire. C’est ainsi qu’au cours de notre travail, le Comité contre la torture et des organisations des droits de l’homme nous ont fait part de leurs inquiétudes quant à l’utilisation de la torture au Liban. Cela dit, les Forces de Sécurité Intérieures restent un partenaire primordial dans notre lutte qui ont accepté de coopérer malgré les défis internes. 

Nous avons alors eu l’idée en 2015 de créer un centre médico-légal et de réinsertion au sein du palais de Justice de Tripoli pour prévenir la torture. Le centre est géré par Restart et financé par l’Union Européenne à hauteur de 1 283 000 euros.
Tous les jours, notre assistante sociale distribue aux nouveaux arrêtés des brochures expliquant leurs droits et comment fonctionne le centre médico-légal. Ensuite, ceux qui le souhaitent peuvent se faire examiner par le médecin légiste, psychologue et avocat avant de se faire interroger par les policiers. Un examen similaire est réalisé ensuite après la détention au Palais de Justice. 

Pour faire accepter ce projet il nous fallait absolument travailler avec le ministère de la justice.  On a inauguré le centre en 2017 mais nous n’avons commencé à travailler que vers la fin 2018. 

C’est un sujet sensible qui a nécessité beaucoup de négociations avec les différents acteurs impliqués pour changer les procédures internes. Il reste encore beaucoup à faire pour modifier la culture et les mentalités. Heureusement, avec le soutien de l’Union Européenne nous pourrons y arriver.”

“Ce projet s’inscrit dans une politique plus globale à l’Union Européenne de défendre la dignité humaine sur tous les fronts, que ce soit dans les prisons, dans la société, auprès du système judiciaire, légal et sécuritaire”, explique le porte-parole de l’UE.

“Depuis que nous avons débuté, poursuit Suzanne Jabbour, nous avons examiné plus de cent détenus et détecté plusieurs cas de torture. Tragiquement, aucune victime n’a accepté de porter plainte par peur des représailles. Notre objectif est d’avoir au moins un geôlier poursuivi en justice pour montrer l’exemple et dissuader les autres de continuer à pratiquer ces actes de torture.

C’est ma priorité aujourd’hui, je veux mettre fin à l’impunité des actes de torture. Je veux que la mentalité change, que les gens comprennent qu’en aucun cas la torture ne peut être justifiée. Quand quelqu’un est arrêté, on le prive de sa liberté mais pas de ses droits humains. “

 

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