« La cyberviolence à l’égard des femmes est un problème croissant en Europe. Il peut prendre de nombreuses formes, comme le harcèlement (sexuel), la pornodivulgation, les menaces de viol, d’agression sexuelle ou de meurtre. Les auteurs de ces violences peuvent être des partenaires, des ex-partenaires, des collègues, des camarades de classe ou, comme c’est souvent le cas, des individus anonymes. Certaines femmes sont particulièrement exposées, comme les défenseures des droits des femmes, les journalistes, les blogueuses, les joueuses en ligne, les personnalités publiques et les politiciennes. La cyberviolence touche les femmes de manière disproportionnée, ce qui est non seulement cause de traumatismes et de souffrances psychologiques pour elles, mais les dissuade aussi de participer à la vie politique, sociale et culturelle dans le cyberespace », Dunja Mijatović, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
A l’ère de la toute-puissance des réseaux sociaux, un phénomène inquiétant a fait son apparence : la cyber-violence. A l’abri derrière leurs écrans, nombreux sont ceux qui n’hésitent pas à insulter, moquer, humilier et lyncher en se défoulant sur leurs claviers. Une violence en ligne qui ne manque pas de cibler les femmes, notamment dans les pays du voisinage Sud. C’est ce qui ressort de l’étude « Espaces de violence et de résistance : les droits des femmes dans le monde en ligne » du programme européen EuroMed Rights et qui met en évidence les tendances malheureuses et les similitudes dans la région en mettant particulièrement l’accent sur la situation en Algérie, en Égypte, en Jordanie, au Liban, au Maroc, en Palestine, en Syrie, en Tunisie et en Turquie. Le point sur la situation avec Mme Lucille Griffon, spécialiste en genre et chargée de programme chez EuroMed Rights.
Comment définir la violence en ligne ?
Dans un rapport sur la violence en ligne, l’ancienne Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence à l’égard des femmes, ses causes et ses conséquences, Dubravka Šimonović, définit la violence en ligne à l’égard des femmes comme suit : « tout acte de violence fondée sur le genre qui est commis, facilité ou aggravé pleinement ou partiellement par l’utilisation des TIC, par exemple les téléphones portables et les smartphones, Internet, les plateformes des médias sociaux ou les courriers électroniques, et qui vise une femme parce qu’elle est une femme ou touche spécialement la femme ». Concrètement, les formes de cyberviolence comprennent les violations de la vie privée, telles que le partage, la manipulation de données ou d’images, y compris intimes, la traque, le « doxing », mais aussi le cyberharcèlement, notamment les campagnes de dénigrement, la cyberintimidation et le harcèlement sexuel en ligne. Parmi les autres formes, on trouve la cybercriminalité, comme l’accès illégal, l’interférence dans les données ou les systèmes, et les menaces de violence physique. Il est important de noter que la cyberviolence n’est pas une « nouvelle forme » de violence en soi – les outils utilisés peuvent différer de la violence « hors ligne ». Toujours est-il que la violence exercée en ligne ne se produit pas en vase clos. Au contraire, elle reproduit, facilite et aggrave les discriminations, les inégalités et les formes de violence qui existent hors ligne. Cela inclut le sexisme, mais aussi le racisme et d’autres structures de pouvoir. Par conséquent, il convient d’envisager la violence en ligne fondée sur le genre dans le cadre d’un continuum de violence hors ligne et en ligne.
La violence en ligne est-elle répandue dans la région du voisinage Sud ?
La cyberviolence coexiste avec un autre phénomène dans le voisinage Sud : la fracture numérique. À titre de référence, selon l’OIT, les taux de pénétration d’Internet dans la population sont plus élevés pour les hommes que pour les femmes dans toutes les régions du monde, les écarts les plus importants se manifestant dans les États arabes (20 %). Le pourcentage de femmes arabes qui ont accès à Internet et l’utilisent n’est que de 36,9 %, contre 46,2 % pour les hommes arabes. Notre rapport utilise des méthodes de recherche qualitative et ne peut donc proposer une évaluation quantitative de l’ampleur du phénomène dans la région. Toutefois, d’après les données recueillies dans plusieurs rapports et selon les organisations féministes que nous avons interrogées, le phénomène de la violence en ligne fondée sur le genre est inquiétant et en recrudescence. Dans une étude menée en Jordanie, 80,8 % des personnes interrogées ont déclaré avoir déjà été victimes d’une ou de plusieurs formes de cyberharcèlement sexuel. En Palestine*, un tiers des femmes palestiniennes sont victimes de violence et de harcèlement sexuels en ligne, comme le révèle une récente publication du Centre 7amleh. En Égypte, une étude récente de Fatma Hassan a analysé les effets de la cyberviolence sur les femmes égyptiennes. Celle-ci a conclu qu’environ 41,6 % des participantes avaient été victimes de cyberviolence en 2019, et que parmi elles, 45,3 % avaient déclaré y avoir été exposées plus d’une fois. Les femmes qui jouissent d’un meilleur accès au monde numérique – comme les femmes jeunes et éduquées – semblent être plus exposées à la cyberviolence, notamment sur les médias sociaux. En outre, les identités croisées et les formes de discrimination peuvent aggraver la violence en ligne à l’égard des femmes et ses répercussions sur les victimes. À cet égard, les femmes qui défient les normes de genre les plus rigides, comme les femmes LBT, les femmes publiques et les femmes célibataires, courent des risques accrus de subir des formes spécifiques de violence en ligne. Enfin, la violence en ligne ne relève pas exclusivement des « individus », mais elle émane aussi et surtout de l’État. Les autorités égyptiennes chargées de l’application des lois, par exemple, utilisent des outils numériques, tels que les applications de rencontres pour homosexuels, afin de tracer les individus, de recueillir des preuves photographiques du caractère « obscène » de leurs actes, d’organiser des rencontres et d’emprisonner les personnes soupçonnées d’être LGBTIQ+. De même, les lois sur la cybercriminalité se multiplient dans la région sous couvert de protéger la « sécurité nationale » et d’empêcher la diffusion de « fausses nouvelles ». Cependant, ces lois sur la cybercriminalité sont utilisées pour faire taire les dissidents, porter atteinte à la liberté d’expression et persécuter en ligne les défenseurs des droits humains – y compris les femmes qui défendent les droits humains en raison de leur « moralité » et de leur activisme en ligne – et les personnes LGBTIQ+.
Comment prévenir et éliminer la violence en ligne ?
Nous avons constaté que les dispositions légales ne traitent pas de la violence à l’égard des femmes de manière complète et cohérente à l’échelle nationale. Tout d’abord, certains pays ne disposent pas d’une loi distincte pour prévenir et combattre la violence envers les femmes (par exemple, l’Égypte et la Palestine*). Deuxièmement, ceux qui ont adopté une loi en la matière proposent une définition incomplète de la violence à l’égard des femmes, qui néglige souvent la cyberviolence et se limite au contexte familial. L’adoption d’une législation exhaustive sur la violence faite aux femmes (qui inclut nécessairement les formes de violence en ligne), et la réforme correspondante des lois sur la famille et des codes pénaux pour en assurer la cohérence, constitueraient déjà un énorme pas dans la bonne direction. Il faut ajouter un mot au sujet de la gouvernance des médias sociaux et de la responsabilité qui pèse sur les fournisseurs de TIC, y compris les plateformes de médias sociaux. Les plateformes de médias sociaux sont, dans certains contextes, complices de la violence d’État ; le cas israélien est éloquent à cet égard. En outre, ces plateformes ne réagissent pas toujours lorsque des violences sont signalées, laissant les femmes, notamment celles issues de groupes sociaux marginalisés, en proie à l’autocensure. Enfin, je tiens à souligner que ce n’est pas à la victime potentielle d’empêcher la violence de se produire. Le renforcement de l’autocensure n’est certainement pas une solution durable. Au contraire, les États devraient s’acquitter des obligations qui leur incombent en vertu du droit international et mettre en place des systèmes et des mesures destinés à éduquer les hommes et les garçons pour qu’ils ne commettent pas d’actes de violence à l’encontre des femmes, ainsi qu’à poursuivre comme il se doit les auteurs de ces actes. L’«espace en ligne» est un espace public et les femmes de tous horizons doivent y jouir pleinement de leurs droits.
Espaces de violence et de résistance : les droits des femmes dans le monde en ligne
EuroMed Rights a publié une étude sur le genre intitulée « Spaces of violence and resistance : women’s rights in the online world » (Espaces de violence et de résistance : les droits des femmes dans le monde en ligne), qui porte sur dix pays de la région MENA. Le rapport d’EuroMed Droits, qui se fonde sur des recherches documentaires et des entretiens avec des militantes féministes de la région, constitue un effort visant à analyser le phénomène de la violence en ligne, son impact et ses formes dans différents contextes, ainsi que son ampleur. Il formule également des recommandations pour y faire face.
EuroMed Rights : un réseau reliant deux rives
EuroMed Rights est un réseau représentant 68 organisations des droits humains actives dans 30 pays. Le réseau a été fondé en 1997 à la suite de la Déclaration de Barcelone de 1995 par des organisations de la société civile qui souhaitaient s’investir dans la promotion des droits humains et de la démocratie dans le cadre du partenariat euro-méditerranéen. La mission d’EuroMed Droits est de développer et de renforcer des partenariats entre des organisations de la société civile, afin qu’elles coopèrent sur un pied d’égalité aux niveaux régional et national. En créant des opportunités de mise en réseau et en encourageant une telle coopération au sein de la société civile, EuroMed Droits vise à aider ces organisations à définir des stratégies communes, à promouvoir leurs messages et visions conjointes auprès des décideurs politiques et d’un public plus large, en vue de renforcer leur influence dans leur propre pays et au niveau international.