Artisanat : la renaissance aux bouts des doigts

Février 10, 2017
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L’amphithéâtre de l’Institut des Beaux-Arts à Nabeul est plein comme un œuf. Parmi les jeunes étudiants et les professeurs, on distingue quelques artisans qui ont pris leurs quartiers sur les travées. Et pour cause, le célèbre désigner italien qui a remporté le «Compasso d’oro», Giulio Vinaccia, est venu parler de design.

Vinaccia est invité par l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi) dans le cadre du projet « Med Creative Tunisia », une action financée par l’Union européenne au sein du programme régional « Creative Mediterranean », qui vise au développement de clusters dans les industries culturelles et créatives dans le sud de la Méditerranée, contribuant ainsi à la croissance économique de la région.

L’objectif de la rencontre est de fédérer les étudiants et les artisans qui, ensemble, établiront toute la stratégie de développement nécessaire, notamment le design de produit, l’identité visuelle et la communication. Giulio Vinaccia cherche à prouver au public que le design peut jouer un rôle catalyseur pour les artisans. Pour lui, les métiers d’art progressent en essayant de trouver un compromis entre la préservation de l’identité nationale par la recherche d’un langage puisé dans un riche patrimoine, et la nécessité de répondre aux exigences d’une modernité poussant davantage vers une internationalisation.

On vend une histoire

Il explique à l’auditoire qu’en artisanat, «on achète l’histoire de l’objet» – cette valeur intangible. Mais la question est dans le savoir-faire, pas dans l’objet. «C’est le design qui peut sauver l’artisanat», assène-t-il. En effet, le secteur de l’artisanat en Tunisie, qui emploie 350 000 artisans et contribue à hauteur de 3,9% au PIB, est confronté à une grave crise, depuis la chute du secteur touristique. «Plusieurs artisans ont été acculés à fermer boutique, à cause de la morosité ambiante dans le tourisme», explique Mme Sana Ben Mansour, responsable au sein du Commissariat régional d’artisanat à Nabeul et point focal du projet dans la région. «Avec la crise du tourisme en Tunisie, l’artisanat a pris un coup dur», enchaîne-t-elle. Le secteur, qui écoulait ses produits essentiellement dans les souks traditionnels auprès des touristes, est devenu sinistré, du fait de l’absence de touristes suite aux attentats terroristes dans le pays.

Table wear Tunisia

 

Des signes d’essoufflement

Force serait de reconnaître également que l’artisanat tunisien montre depuis des années des signes d’essoufflement. «C’est une filière réputée délaissée par les jeunes, car elle présente peu de perspectives de carrière et souffre encore de stéréotypes sur ses produits», assure Hichem Messaoudi, directeur de l’Institut des Beaux-Arts de Nabeul et membre du Cluster.  Et c’est là que «le Cluster Art de la Table à Nabeul, qui est venu à la rescousse des artisans sinistrés, prend tout son sens», souligne Talel Sahmim, coordinateur national du projet Med Creative Tunisia. Ce projet financé par l’Union européenne a démarré en 2015 et cible une douzaine d’artisans, de designers, de commerçants, et d’industriels. Un comité de pilotage qui regroupe les représentants des bailleurs de fond, les ministères, les structures professionnelles et des membres observateurs, veille de près à la diffusion d’une nouvelle culture entrepreneuriale dans la région.

Un centre de production

Le choix de Nabeul, selon Talel, réside dans le fait que la région est réputée être le principal centre de production céramique dans le pays, et l’introduction de cet art dans la région remonte à la haute antiquité. Le segment de développement est l’art de la table dont les produits connaissent une grande demande sur le plan local et international, ajoute-t-il. Sur 24 candidats, seuls 12 ont été retenus. De   l’analyse du marché, à la stratégie de développement, «des actions pilotes de formation, de développement de compétences, d’intégration et de financement, ont été menées à l’adresse des artisans, des artistes-designers, des commerçants et des fournisseurs», souligne Talel Sahmim.

L’accent a été mis sur le design, qui représente la faille la plus grande de l’art de la céramique tunisien, explique le coordinateur du projet. Un choix judicieux, car la poterie de Nabeul fournissait aux demeures tunisoises cossues, jarres, plats, jattes, couscoussiers, bassines, etc. En somme, une riche panoplie de poteries à usage culinaire et domestique. «Le problème c’est qu’au fil des ans, on continue à proposer des articles avec les mêmes formes et les mêmes vernis ; le jaune, le vert et le brun», affirme-t-il. D’où cet objectif de «développer deux ou trois nouvelles collections par artisan», assène-t-il.

Innovation et création

Habib Chabbouh, artisan et gérant de la Maison de l’artisan énumère l’innovation comme difficulté première que le Cluster lui a permis de résoudre. «Les articles de la céramique n’ont pas changé depuis les années 60. Absence d’innovation, de création et de nouveau design. Un artisan ne peut faire de l’innovation ou de la création seul. Le Cluster Art de la table nous a permis de pallier ce genre de défaillances», témoigne-t-il. «Nous sommes en train de travailler en groupe afin que chacun apporte son savoir-faire. Nous sommes parvenus à produire trois à quatre créations par an, alors que pendant des années nous n’avons travaillé que sur quelques articles», souligne-t-il.

Table wear Tunisia

 

Fayçal Karkeni, gérant de STE poterie Karkeni, abonde dans le même sillage. «Grâce au Cluster, on a participé à plusieurs formations. En tant qu’artisan, on sent qu’on évolue à plusieurs niveaux», indique-t-il.

Cet artisan, qui a traditionnellement travaillé sur le marché local, lorgne vers de nouveaux horizons. «Notre objectif est de participer aux salons professionnels afin d’investir dans des marchés à l’international», confie-t-il.

Karkeni, qui dispose de cinq points de vente, ne s’isole plus dans son atelier pour créer de nouveaux modèles d’artisanat. Des étudiants, des stagiaires, des artistes, des universitaires et des spécialistes investissent ce temple ancestral et une synergie nouvelle a d’ores et déjà pris forme en renouvelant articles et techniques éprouvées au gré des évolutions de la société et des goûts de sa clientèle.

«Aujourd’hui, on fait de belles choses, mais ce n’est pas suffisant, il faut les montrer», souligne-t-il. Grâce au Cluster, des artisans sont allés à la Foire de Strasbourg en septembre dernier avec une nouvelle collection d’articles en céramique. Une participation qui a donné envie aux artisans de participer à d’autres salons tels que celui d’Ambiante ou Messe Frankfurt, Maison et Objets ou encore Artigiano.

«La participation à la Foire de Strasbourg a été un tournant dans ma carrière», témoigne Nour Bellalouna, artiste-designer et gérante de l’entreprise Belle Lune. Diplômée des Beaux-Arts, c’est grâce à un stage chez un artisan qu’elle a pris goût à la céramique. «Le Cluster m’a été bénéfique. Avant, je travaillais le style classique tunisien. Grâce aux formations en design, j’ai pu développer de nouvelles collections», affirme-t-elle. «J’ai appris de nouvelles techniques artistiques, mais aussi j’ai appris à maîtriser toute la chaîne de l’export», révèle-t-elle. De plus, «Le contact direct avec la clientèle européenne à Strasbourg m’a permis de tester la valeur de mes produits», confirme l’artisane, tout en coloriant un article qui fait partie d’une commande européenne. Cet état d’esprit a largement contribué à la renaissance de l’artisanat tunisien qui se développe et retrouve une place de plus en plus grande dans la dynamique économique de la région.  

Texte et photos par Chokri Bennessir

Pour en savoir plus

Creative Mediterranean 

Med Creative Tunisia

 

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