Impulser un changement de paradigme pour un accès équitable au monde du travail
Lancé en janvier 2017, le Jumelage institutionnel France-Algérie « d’Appui au renforcement des capacités du Ministère de la Solidarité Nationale, de la Famille et de la Condition de la Femme (MSNFCF) dans sa stratégie globale pour favoriser l’insertion des personnes en situation de handicap dans le monde du travail » doit prendre fin en janvier 2019. Doté d’un budget de l’Union européenne de 1,2 million d’euros, ce projet a permis aux autorités algériennes de bénéficier d’un appui technique dans la promotion du droit au travail des personnes en situation de handicap.
Droit dans ses bottes blanches, Ryadh est fier de montrer la roseraie de l’hôpital Frantz Fanon. La structure hospitalière qui porte le nom du célèbre psychiatre anticolonialiste se situe à Blida (50 km au sud d’Alger), dans la plaine de la Mitidja. Ryadh souffre de troubles psychiatriques depuis son plus jeune âge, mais sa maladie ne l’empêche pas de venir régulièrement travailler dans les serres de roses installées sur un lopin de terre mis gracieusement à la disposition de l’Association de Blida d’aide aux malades mentaux (ABAMM).
« J’aime venir ici, j’aime cultiver les roses et m’occuper des oliviers. Je me lève tôt pour prendre le bus et quand il pleut, comme aujourd’hui, je prends avec moi mon parapluie », explique Ryadh sous l’œil bienveillant du docteur Nasr-Eddine Saoudi, secrétaire général de l’ABAMM et directeur du futur Centre d’Aide par le Travail Expérimental (CATEX). « Ryadh fait partie d’un groupe d’une dizaine de patients qui vient durant la semaine, prendre part à des activités agricoles dans un cadre protégé. Le fait qu’il puisse venir seul ici, démontre qu’il a acquis une certaine autonomie grâce à l’ergothérapie », souligne le Dr Saoudi.
Voilà plus de 15 ans que cette association apporte aide et assistance aux malades mentaux et à leurs familles.
Grâce au Projet de Jumelage institutionnel France-Algérie financé par l’Union européenne destiné à « l’Appui au renforcement des capacités du Ministère de la Solidarité Nationale, de la Famille et de la Condition de la Femme (MSNFCF) dans sa stratégie globale pour favoriser l’insertion des personnes en situation de handicap dans le monde du travail », l’ABAMM s’apprête à prendre part à une expérience unique en Algérie en termes d’employabilité de « personnes handicapées ».
Sur les traces de Fanon
Les roses cultivées par les patients sont vendues dans un petit kiosque situé à l’entrée de l’hôpital. Lorsqu’elles ne trouvent pas preneur, il arrive que les fleurs soient détruites. C’est ainsi que le docteur Françoise Jay-Rayon, conseillère du Jumelage pour la partie française, a eu l’idée de créer une activité économiquement rentable en milieu protégé au profit de personnes en situation de handicap. « Dans quelques temps, des roses de Damas pousseront dans ces serres et leurs pétales serviront à produire de l’huile essentielle de roses. Fanon a voulu faire sortir les malades mentaux de l’hôpital. Pour notre part, nous avons réussi à faire entrer le monde de l’entreprise dans l’hôpital. Le 8 octobre 2018, les membres du Club des entrepreneurs de la Mitidja ont participé à une rencontre au sein de l’hôpital. Démontrer aux chefs d’entreprises que les personnes en situation de handicap peuvent travailler est le plus bel hommage que nous pouvions offrir à la mémoire de Frantz Fanon », note le Dr Jay-Rayon avec un large sourire.
En quelques semaines, les initiateurs du futur Centre d’Aide par le Travail Expérimental ont réussi à trouver la formule appropriée pour lancer le challenge. Fonctionnaires, médecins, experts et membres de l’association se sont attelés à confirmer que la future activité économique n’est pas en contradiction avec les textes en vigueur et que tous les moyens seront mis en œuvre pour permettre aux anciens patients de travailler dans de bonnes conditions et devenir des Travailleurs rémunérés, cotisant pour leur retraite. Pour ce faire, ils ont appliqué une convention expérimentale élaborée par deux experts du Jumelage. Le document vise à permettre la création d’un Centre d’Aide par le Travail dans le cadre d’un partenariat entre le ministère de la Solidarité nationale, le ministère de la Formation et de l’enseignement professionnel et la Direction de l’Action Sociale et de la Solidarité (DASS).
Il a ensuite fallu intéresser une entreprise prête à relever le défi. « Nous avons pris attache avec un jeune entrepreneur qui produit des huiles essentielles certifiées bio. Ce chef d’entreprise a accepté immédiatement notre proposition de cultiver les roses dans l’enceinte de l’hôpital avec des personnes en situation de handicap. Il a même dessiné, dès la première rencontre, le flacon et le packaging de la future huile essentielle de roses avec la mention : « huile fabriquée par des personnes en situation de handicap ». Il est conscient et fier de la valeur ajoutée que peut représenter une telle mention », indique le Dr Jay-Rayon.
Médecin inspecteur général de santé publique en France, elle estime qu’il sera nécessaire de protéger les droits des futurs travailleurs. « Il faut garder à l’esprit que les intérêts financiers sont énormes car l’huile essentielle de roses sera exportée et ce produit coûte très cher ». Et pour être pleinement dans l’esprit de Fanon, elle a proposé de réhabiliter le fameux café Maure, lieu de socialisation créé durant les années 50 par le psychiatre militant. L’objectif étant de le transformer en véritable pôle culturel, un espace ouvert aux artistes, symbolique d’une société inclusive que les suites données à Projet pourraient permettre de commencer à construire.
Nasr-Eddine Saoudi, le futur directeur du CATEX est parfaitement conscient de la tâche qui l’attend. « Nous avons la chance d’entretenir d’excellentes relations avec la direction de l’hôpital. A ce titre, nous venons d’obtenir un document officiel qui atteste la mise à disposition du terrain agricole au profit de l’association et du CATEX ».
Intersectorialité et partenariat tous azimuts
Les activités en cours à Blida ne représentent qu’une des nombreuses actions du Jumelage institutionnel, doté d’un budget de l’Union européenne de 1,2 million d’euros, et qui doit prendre fin en janvier 2019 après deux années d’activité. Ali Zerrougui Nabaoui, directeur de la Prévention et de l’insertion des personnes handicapées au ministère de la Solidarité nationale et Chef de Projet du Jumelage pour la partie algérienne, souligne que la question de l’insertion professionnelle des personnes en situation de handicap doit se faire dans le cadre d’une intersectorialité et en étroite collaboration avec le mouvement associatif.
« Le traitement de cette problématique devait se faire dans un cadre global, avec tous les départements ministériels concernés par cette question. Au terme de ce projet de Jumelage, nous connaissons aujourd’hui la nature de nos faiblesses et les actions à mener pour y remédier. Ces faiblesses sont d’ordres juridiques, organisationnels en plus d’un manque de compétences dans certains domaines. Les experts engagés dans le Jumelage ont également travaillé avec la société civile qui est un acteur central dans l’action de réinsertion », précise Ali Zerrougui Nabaoui.
Le travail entre les différents départements a été facilité par la présence de « points focaux » chargés des questions de handicap dans la presque totalité des ministères du gouvernement algérien. « Nous avons découvert qu’en Algérie, il existe un point focal handicap dans chaque département ministériel. C’est une organisation absolument extraordinaire que nous ne connaissons pas en France », reconnait Dr Jay-Rayon. Le Jumelage institutionnel s’est toutefois attelé à organiser des rencontres entre ces fonctionnaires afin de faciliter la concertation intersectorielle.
Par ailleurs l’interaction avec le mouvement associatif a nécessité « une approche spécifique » du fait du manque de maîtrise de la réglementation par nombre d’associations. Dr Jay-Rayon fait état de « fausses rumeurs » concernant l’interdiction d’accès au monde du travail dont feraient l’objet certaines catégories de personnes en situation de handicap. « Une experte qui travaillait avec des associations membres du Conseil National des Personnes Handicapées s’est vue expliquer la chose suivante : ’’nous avons des agréments de Centres d’aide par le travail (CAT) mais les personnes qui viennent chez nous, notamment les personnes en situation de handicap mental n’ont pas le droit de travailler’’. Nous étions dans une situation très inconfortable car la réinsertion professionnelle avec le mouvement associatif représente un axe important de notre projet. Fort heureusement, M. Nabaoui a démenti ce que nous considérons être une ’’fausse rumeur’’ ».
Les associations étaient persuadées que les personnes avec qui elles travaillaient sont tellement mises à l’écart qu’elles en déduisaient que ces populations n’avaient pas droit au travail. C’est la raison pour laquelle, « nous devions donc aller vers un changement de paradigme, dire qu’aucun texte n’interdit aux personnes en situation de handicap de travailler et de sortir progressivement de l’assistanat ».
Le travail fourni au quotidien par Ryadh et ses camarades dans la roseraie de l’hôpital Frantz Fanon est un démenti concret à cette « fausse rumeur ».
Le Jumelage institutionnel a également permis de poser les jalons d’un partenariat entre le monde de l’entreprise et les différents acteurs institutionnels chargés de l’insertion professionnelle des personnes en situation de handicap. Un « Mémorandum d’entente sur l’emploi des personnes handicapées » a été élaboré grâce à l’accompagnement d’experts engagés dans le Jumelage. L’article 6 de ce texte stipule que les entreprises signataires « manifestent de manière claire leur engagement à favoriser l’accès au travail des personnes handicapées ».
« Neuf organisations patronales en plus de la Centrale syndicale ont fait part de leur intérêt pour cette initiative. Ce mémorandum est assez souple pour permettre de trouver des solutions en concertation directe avec tous les acteurs. Nous espérons que l’accord sera signé par toute les parties lors de la cérémonie de clôture du Jumelage », explique Ali Zerrougui Nabaoui.
Harmonisation
Une stratégie globale visant à favoriser l’insertion des personnes en situation de handicap dans le monde du travail doit nécessairement être adossée à un cadre juridique clair. Sur ce volet, la priorité a été donnée à la révision du texte régissant le Conseil national des personnes handicapées. Le nouveau texte aura pour effet de décentraliser la prise de décision à travers l’institution de représentations locales. Le décret régissant cet organe est actuellement en phase d’étude. « Nous avons également décidé de créer un Organe national chargé de la promotion et de l’insertion des personnes en situation de handicap. La création de cette instance, qui fait aussi office de fonds, devrait être inscrite dans la loi de Finances 2020 ».
Mais c’est surtout la loi relative à la protection et à la promotion des personnes handicapées qui nécessite un amendement en profondeur. Adoptée en 2002 – soit quatre ans avant l’adoption par l’Assemblée générale de l’ONU de la Convention relative aux droits des personnes handicapées – cette loi algérienne ne répond pas aux principes de « pleine jouissance des droits humains fondamentaux par les personnes handicapées et leur participation active à la vie politique, économique, sociale et culturelle ». En outre, la nouvelle loi devra interdire clairement toute discrimination fondée sur le handicap pour tout ce qui a trait à l’accès à l’emploi. « Cette révision est actuellement en cours et devrait être finalisée très prochainement », assure Ali Zerrougui Nabaoui.
Ce premier Jumelage institutionnel en faveur du ministère de la Solidarité nationale, de la famille et de la condition de la femme doit s’achever fin janvier 2019. Pour Ali Zerrougui Nabaoui, il serait judicieux d’approfondir la coopération avec les pays de l’Union européenne dans le cadre d’un nouveau projet.
« Nous avons encore besoin d’une certaine expertise, notamment dans la mise en place de l’Organe national chargé de la promotion et de l’insertion des personnes en situation de handicap. Nous pourrions également profiter de l’expérience européenne en matière d’aménagement des postes de travail au sein des entreprises. Cette activité nécessite de réelles compétences techniques car il faut adapter les moyens selon les besoins spécifiques de chaque personne en situation de handicap ».
Ryadh se tient loin de tous ces changements juridiques et administratifs qui influeront très bientôt sur son quotidien et sur celui des centaines de milliers de personnes en situation de handicap qui vivent en Algérie. Prochainement, son activité agricole lui permettra d’avoir un salaire, de vivre dignement en tant que citoyen à part entière, et de continuer à être suivi par des professionnels de santé publique. Pour sa part, le Dr Jay-Rayon – qui est native d’Alger – ne compte pas trop s’éloigner de la plaine de la Mitidja. Elle attend avec impatience d’humer les premières gouttes d’huiles essentielles de roses de l’hôpital Frantz Fanon.