Par un matin doux et lumineux, on emboîte le pas à quelques touristes qui s’apprêtent à explorer la Médina de Tunis. Avec ses remparts, ses portes, ses ruelles arpentées et ses places, la médina s’offre aux visiteurs comme un monde particulier et curieux qui, à travers les siècles, a conservé de vieux usages. On arpente la première ruelle à gauche, direction Souk El Blat qui, de tous les vieux quartiers de Tunis, est incontestablement celui qui a le plus de charme. Il forme sous les hautes voûtes, une petite cité d’ombre, odorante et voluptueuse. On passe d’une ruelle à l’autre et nous voilà devant Dar Bach Hamba, un des plus beaux palais de la Médina où se déroulera une Conférence-débat sur « L’Art de rue et changement social en Tunisie », organisée dans le cadre du projet Drame, Diversité et Développement (DDD), financé par l’Union européenne.
On pénètre dans cette demeure bourgeoise, qui abrite depuis juillet 2015 le siège de l’association L’Art Rue, qui développe des projets artistiques citoyens en articulation avec le territoire. Passé le sas sous forme d’une Sqifa, l’accès donne sur un superbe patio voûté à même de contenir une centaine de visiteurs, et où Silvia Quattrini, une des responsables du projet DDD, accueille et dirige les participants à la salle de conférences où se dérouleront tout au long de la journée des présentations et des échanges sur le rôle et la place de l’art de rue dans l’activisme et le changement social positif en Tunisie et dans la région de la Méditerranée du sud.
Protéger les minorités
Silvia Quattrini explique que le projet DDD, financé par l’Union Européenne dans le cadre du programme Med Culture et mis en place par Minority Rights Group, en partenariat avec le Prince Claus Fund, le Civic Forum Institute et l’Andalus Institute for Tolerance and Anti-Violence Studies, est le premier projet de subventions d’actions artistiques, financé dans le cadre du programme régional « Médias et culture pour le développement dans la région sud de la Méditerranée ». « DDD contribue aux objectifs du programme de promotion de la diversité et de lutte contre la discrimination à l’encontre des minorités à travers l’art », souligne-t-elle. Le projet, qui arrive à sa fin, a permis « d’accorder des subventions à des associations locales pour des créations artistiques basées sur la recherche et les besoins locaux en vue de combattre la discrimination ethnique et de faire valoir le droit des minorités », ajoute-elle
Le bilan est éloquent, avec treize projets artistiques entre l’Egypte, le Liban, Gaza et la Tunisie, plus de 100.000 spectateurs, trois cents représentations et une centaine de professionnels impliqués.
En effet, cinq projets ont pu être réalisés dans le cadre de ce programme au bénéfice des organisations partenaires, en l’occurrence l’Association Tunisienne pour le Théâtre des Enfants et Jeunes, Danseurs Citoyens, Danseurs Citoyens Sud et Art Solution, et l’association Fanni Raghman Anni qui a présenté son projet Zamaken.
Faire revivre la culture Amazigh
C’est dans ce sillage qu’Asma Kaouech, responsable à l’association Fanni Raghman Anni (Mon art malgré moi), explique comment le projet Zamaken, l’un des bénéficiaires des subventions DDD, s’est composé de trois phases, à savoir la recherche, la formation et la production et enfin la distribution du spectacle.
« La finalité du projet a porté sur la production d’une performance artistique (danse, musique et théâtre), qui met en exergue la question Amazigh en Tunisie », explique-t-elle. En effet, « un grave déni culturel et identitaire basé sur la discrimination à l’égard des minorités a fini par nous faire oublier nos origines berbérophones. C’est pour pallier cette anomalie que l’idée du projet a germé », insiste Hamdi Jouini.
Coordinateur de la phase de recherche sur le projet Zamaken ou Amazigh fi kolli maken, Hamdi Jouini explique que les Berbères de Tunisie, même si numériquement moins nombreux que dans le reste du Maghreb, « subissent diverses discriminations qui menacent leur langue et culture ».
Combattre le déni par l’art
Pour mieux combattre le déni linguistique et culturel dont souffre la culture berbère en Tunisie, il a effectué un périple à travers les villages berbères dont regorgent les gouvernorats de Gabès, de Médenine et de Tataouine. « Ce voyage m’a permis de rassembler les histoires, les fables amazighes, de relever les symboles et de déchiffrer les codes, ce qui a constitué la trame de fond d’une représentation artistique », souligne-t-il.
L’objectif, selon Asma Kaouech, est d’épauler la société à aller naturellement vers un véritable pluralisme et une ouverture nécessaires à la lutte contre la dilapidation de l’identité des Berbères afin d’en faire « le point d’appui pour la construction d’une société plurielle et démocratique, réconciliée et ouverte ».
La deuxième phase du projet a été la tenue de camps ou stages fermés. Trois stages, d’une durée de dix jours chacun et regroupant entre 20 et 30 jeunes de différentes régions et intéressés par la question amazighe, ont été effectués.
« Des ateliers de théâtre, de danse, d’écriture scénique, des exposés sur les droits des minorités ont été organisés, qui ont donné lieu à une sélection à l’issue de laquelle douze candidats ont été retenus », explique Asma Kaouech.
Dorra Sayari, parmi les heureux candidats sélectionnés, affirme avoir acquis de nouvelles connaissances qui sont venues aguerrir ses aptitudes. « Une grande discipline et des formateurs de haut niveau, tels que Rochdi Belgacemi (chorégraphe), Anis Soltani, Anis Zgalli ou encore des formateurs algériens spécialistes de la question Amazighe, ont assuré notre formation », témoigne-t-elle. Le résultat, au bout de douze mois de travail (janvier 2015-janvier 2016), fut un spectacle de quarante minutes. « C’est une performance artistique, qui relate l’identité ancestrale des Berbères, avec leurs costumes, leur langue assimilée à 80% dans le dialecte tunisien, ainsi que la gastronomie et les mets typiquement berbères qu’on concocte encore dans le pays », indique Hamdi Jouini.
Dorra, qui a pris part aux représentations de ce spectacle, affiche un large sourire quand on lui demande quelle a été la réaction du public. « C’est cette interactivité avec le public qui nous a encouragés à persévérer dans les tournées », souligne-t-elle. En effet, le spectacle a sillonné une dizaine de gouvernorats, à l’instar de Bizerte, Kébili, Nabeul, Kasserine, Hammamet… mais a été aussi donné en plein centre de Tunis à l’Av. Habib-Bouguiba. En tout dix représentations ont eu lieu, en plus de deux représentations au Maroc, à Rabat et à Casablanca. « Toutes ces représentations ont été suivies des panels de discussions sur la question des Amazighs et des minorités », ajoute Asma Kaouech.
Un patrimoine en péril
En effet, les communautés berbères ont subi tour à tour les campagnes militaires de tous les conquérants (Phéniciens, Byzantins, Romains, Arabes…), qui ont réussi à les bousculer et à les acculer à se retrancher dans des régions isolées et pauvres économiquement. « Aujourd’hui, plus que jamais, les berbérophones, ainsi que leur langue, sont sérieusement minorisés et sont menacés de disparition», explique Hamdi.
Aujourd’hui, bien des villages berbères de montagne sont désertés, tels ceux de Toujane (délégation de Mareth), de Taoujout (délégation de Matmata-Ville ancienne) et de Zraoua (délégation de Matmata, Nouvelle ville), illustrant de façon éloquente la désolation et l’effritement de la civilisation berbère.
Et même s’il y a une restauration des villages berbères, à travers notamment la mise en valeur des habitations bâties sur les flancs des montagnes, « L’Etat tunisien doit encourager l’art berbère dans toutes ses manifestations (théâtre, musique, danse, poésie,…) et procéder à la mise en place d’institutions ayant pour but la préservation, la promotion et le développement des patrimoines linguistiques et culturels berbères en Tunisie », assène Hamdi Jouini coordinateur du projet Zamaken.
On quitte Dar Bach Hamba après une journée ponctuée de témoignages poignants sur les minorités. On pense aux Amazighs et à leur tragédie, tout en déambulant dans les souks, connus à travers les chroniques pour leurs bruits, leurs odeurs et leurs couleurs. Il n’y a pas mieux que de tels endroits, lieux magiques à la jonction du passé, du présent et du futur, endroits fébriles où l’ambiance et l’animation qui y règnent attirent de plus en plus de visiteurs, pour scruter du regard les noms de quelques ruelles évocatrices de la culture Amazighe, ou pour respirer à pleins poumons les effluves d’une gastronomie amazighe qui titille encore les narines.