Jeunesse Nomade: Comment se débarrasser des clichés discriminatoires

Octobre 29, 2018
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De jeunes tunisiens ont pris part à un spectacle bouleversant et spontané qui mélange théâtre, danse, chant, musique et vidéo, à Bruxelles. Une performance scénique touchante et hors du commun, réalisée dans le cadre du programme Erasmus+, financé par l’Union européenne, sur la thématique : «Problèmes des migrants». Ce projet «Jeunesse nomade» rassemble des jeunes issus des maisons de jeunes, mais aussi de centres d’accueil pour demandeurs d’asile. 

A cet effet, ces tunisiens ont participé à un échange en Belgique (12 jeunes et 3 accompagnateurs) et un séminaire pour les animateurs (6 animateurs). Les deux actions se sont déroulées du 29 juillet au 6 août 2018.

Le projet, financé par l’UE, aspire à rendre la communication plus accessible entre les associations locales de jeunesse aux jeunes résidents des centres d’accueil pour demandeurs d’asile issus d’Afrique ou de la région MENA. Il a accouché d’un spectacle qui interroge sur un fonctionnement plus humain des sociétés cosmopolites où le sens du mot accueil revêt une connotation encore problématique. Le spectacle, donné en représentation, raconte les itinéraires migratoires ainsi que les questionnements de la jeunesse sur l’accueil des jeunes migrants et demandeurs d’asile. Nous les avons rencontrés après leur retour en Tunisie.

Faire bouger le monde

Ils ont entre 17 et 21 ans et veulent faire bouger le monde sur les questions liées à la migration. Ils étaient à Bruxelles avec le projet «Jeunesse nomade» et ils sont revenus avec l’espoir de plus de justice sociale, de démocratie participative et culturelle et pour une place à tous les jeunes dans la société, indépendamment de leurs origines sociales, culturelles et de leurs nationalités.

A travers des échanges construits autour des exercices théâtraux, des ateliers de danse et de musique, ils ont non seulement pris la parole sur ce sujet, mais se sont aussi «mis en scène» à travers différentes situations d’inégalité entre migrants et conditions de séjour dans le pays d’accueil. Sous la direction d’un metteur en scène, le groupe a été appelé à créer des contenus artistiques avec l’aide d’artistes professionnels débouchant sur une performance scénique touchante et hors du commun.

En effet, les participants ont été invités à partager leurs interprétations et analyses à propos de l’immigration, en plus d’être conviés, lors du forum, à monter sur scène pour donner la réplique à leurs collègues et proposer des solutions alternatives à certaines situations.

Ils ont, au cours de ce séjour à Bruxelles, scruté différents horizons et se sont donné pour mission d’explorer, sentir, ressentir, offrir, recevoir, transmettre leurs inquiétudes, leurs soucis, leurs perceptions et leurs rêves … à la rencontre des différents publics.

«Jeunesse nomade» est un projet à visage humain cherchant à intégrer les jeunes du MENA vivant dans des centres pour demandeurs d’asile dans un réseau de pairs de manière à préparer «l’après-centre» et leur intégration dans la société.

Il a changé sa façon de voir les choses

C’est la première fois que cet étudiant, Aymen Khiari, 19 ans, l’un des bénéficiaires du projet, participe à ce genre de projet qui a changé sa façon de voir les choses.

Il a campé le rôle de Yassine, dans une pièce, un jeune qui tombe amoureux d’une fille. Un jour, alors qu’ils devaient se voir, il est parti sans revenir, sans donner de nouvelles, d’où l’inquiétude sur son sort. «Il y a ceux qui vont penser qu’il a abandonné sa dulcinée pour une autre, ceux qui diront qu’une force majeure l’a empêché de revenir, ce qui fait que le public va s’interroger», explique Aymen. «On a joué plusieurs saynètes dans la pièce, à même d’orienter le public dans sa réflexion. Par exemple, on a joué une saynète où Yassine apparaît comme un jihadiste-kamikaze qui a perpétré un attentat et c’est pour cela qu’il n’est plus revenu, dans une autre saynète Yassine apparaît comme quelqu’un de bon, loin de cet embrigadement extrémiste, pour enfin montrer dans une scène tournée en vidéo et projetée à la fin de la pièce qui montre que Yassine est un immigré irrégulier qui n’a pas pu obtenir des papiers et c’est pourquoi il n’a pas pu revenir à sa bien-aimée», souligne Aymen. «C’est une approche théâtrale qui touche les gens par cette jonction du social et du sentimental», explique-t-il.

Cette expérience théâtrale forum avec la participation des jeunes issus de l’immigration a permis à Aymen de poser un autre regard sur les référents identitaires, notamment ceux associés à l’appartenance ethnoculturelle des personnes «socialement invisibles».

«Je suis parti à Bruxelles avec le préjugé que les occidentaux n’aiment pas les musulmans. D’ailleurs, quand on nous a répartis en groupes, il y avait une jeune belge qui voulait dominer le groupe, alors je me suis comporté comme elle, en voulant imposer ma vision des choses. Mais quand on a eu l’occasion de discuter nos points de vue, on a pu dissiper de part et d’autre certains préjugés», affirme-t-il. «J’ai appris comment les occidentaux pensent et j’ai pu transmettre notre façon de voir les choses», ajoute-t-il.

Grâce à cet échange en groupe, Aymen avoue prendre conscience qu’en étiquetant les jeunes issus de l’immigration, on favorise l’exclusion sociale de ces individus comme étant d’abord et avant tout issus de la diversité. En côtoyant de près pendant des jours des jeunes migrants de Syrie, du Niger, du Maroc et autres, Aymen reconnaît : «L’exclusion de l’espace public de ces individus et la non-reconnaissance de leurs expériences et de leurs savoirs, alors qu’ils devaient être perçus en tant que citoyens actifs et reconnus, fait davantage le lit de la peur de l’autre et complique le processus de l’intégration et de la compréhension».

De retour à Tunis, il admet fièrement avoir pu se débarrasser de ces clichés liés à diverses situations de discrimination. Il est désormais plus outillé pour être porteur de la voix de ces individus d’appartenance différente, socialement peu sollicités et surtout, rarement entendus.

Porteur de la voix des migrants

Un autre bénéficiaire du programme, Ahmed Koubaâ, 19 ans, a participé à l’atelier du groupe médias. Il revient en Tunisie après avoir affûté ses compétences en vidéo. «On filme, on tourne et on fait le montage vidéo des coulisses», une sorte de «making of», assure-t-il. «On a filmé les histoires proposées par les autres jeunes qu’on a présentés dans un journal d’infos», souligne-t-il.

Par le biais d’une chaîne opérant sur Youtube, la mission d’Ahmed et ses confrères est de proposer la fin de la pièce dans une vidéo à visionner sur les réseaux sociaux. «Quand le rideau tombe, les spectateurs peuvent découvrir la fin de l’histoire, filmée, mais non jouée, sur Youtube», indique-t-il. «Le nombre de vues était assez important», affirme-t-il.

Le théâtre-forum avec cette extension du scénario par la vidéo, devient un outil de réflexion et d’intervention auprès des jeunes issus de l’immigration, assure-t-il. Plus spécifiquement, «nous présentons différents actes à poser qui répondent aux enjeux liés à la reconnaissance et à l’expression de la complexité identitaire des jeunes en contexte de diversité», rappelle-t-il.

Cette expérience a forgé la personnalité d’Ahmed. De retour en Tunisie, il se sent plus apte à transmettre les messages associés à la prise de parole, au développement d’un regard réflexif et à la conscientisation individuelle et collective.

 

Développement des compétences

Malek Chaafi, 18 ans, élève en troisième année technique, abonde dans le même sens. «Cette participation m’a donné un plus, c’est la première fois que je pars en Europe. Dans ma tête, je pensais qu’en Tunisie, on avait tout et que les européens ne nous dépassaient en rien. Mais je me trompais sur toute la ligne. Effectivement, après cette expérience, je sens avoir développé mes capacités dans des domaines qui m’étaient jusque-là méconnus: photographie, technique de la vidéo et montage», avoue-t-il.

Parmi les obstacles qu’il a pu surmonter, grâce au projet, figure la peur de ne pouvoir communiquer en français. «Au départ, j’avais peur de parler en français, mais avec le contact quotidien avec les belges et autres jeunes francophones, j’ai pu surmonter ce handicap de langue», affirme-t-il.

Mais ce n’est pas tout, Ahmed est aujourd’hui fier de compter parmi ses copains de nouveaux amis issus de plusieurs nationalités. «En sept jours, j’ai tissé de nouvelles relations. Après mon retour au bercail, j’ai maintenu le contact avec eux. Je les sens proches de moi et leur devenir m’interpelle», conclut-il.

 

Ne pas juger les gens avant de les connaître 

Farès Saffer, élève de 18 ans en terminale, pensait avant de partir en Belgique que ceux qui émigrent «sont ceux qui sont au chômage». Mais à travers les tranches de vie qu’il a pu recueillir durant son séjour auprès des jeunes immigrés, «la précarité n’était pas le seul motif qui pousse autant de jeunes à partir», explique-t-il. «Je reviens dans mon pays, le cœur plein d’histoires douloureuses, j’ai appris à ne pas juger les gens sans les connaître», souligne-t-il. «Le débat, le conflit d’idées, l’argumentation, la contre-argumentation, tout cela stimule, éveille, enrichit, prépare le participant à agir dans la vie réelle», souligne-t-il. «Le jour du départ était un moment chargé d’émotions. Nous avons arrosé la séparation de nos larmes », indique-t-il.

Mais en quoi consiste ce projet qui a titillé autant ces jeunes au point de changer leur regard sur l’immigration et l’intégration et a favorisé la transition d’appartenances ethnoculturelles en identité ?

Corriger des situations

Houcem Lajjem, l’un des animateurs qui ont accompagné ces jeunes, révèle que le théâtre forum ou théâtre des opprimés est une notion qui est apparue dans les années soixante-dix, «une technique dont l’objectif est le changement plutôt que l’artistique. Le théâtre-forum sert à corriger des situations et où le public est considéré comme spect-acteur», explique-il.

 «Le stage du théâtre-forum, tenu à Bruxelles, était de cinq jours aux termes desquels on a accouché d’une pièce», indique-t-il. Selon lui, c’est une technique qui n’est pas compliquée, «cinq jours de répétition pour livrer à la fin une pièce qui dure 45 minutes et qui comporte trois scènes collectives et cinq saynètes».

En ce qui concerne la participation tunisienne, il a précisé que l’atelier théâtre comportait 23 jeunes, dont sept tunisiens, «le reste des jeunes avait été réparti dans les autres ateliers ; photo, danse, musique, chant…». «Ce groupe était un peu spécial, en majorité des mineurs qui voyageaient pour la première fois. Il n’empêche que la forte implication des tunisiens a laissé une bonne impression», affirme-t-il, tout en reconnaissant que «le rythme était assez soutenu».

 

Une rotation bénéfique

Houceme cède la parole à son collègue, Mohamed Laâbidi, un autre animateur qui a eu à sa charge la délicate mission d’animer ce groupe. «La manière de répartir le groupe, de façon à ce que les jeunes tunisiens participent à tous les ateliers, leur a permis de s’initier au chant, à la musique, à la photo et à la vidéo. Cette rotation a été bénéfique sur le plan du développement de leurs compétences, mais a aussi favorisé le contact avec les jeunes issus de diverses nationalités, tels que des nigériens, des kenyans et autres», souligne-t-il.

Il affirme que l’œuvre collaborative produite pendant ce séjour avec la participation d’immigrés irréguliers a laissé un grand impact auprès du public. «L’originalité de cette expérience est que le problème peut être vécu en Tunisie et la solution peut venir d’Europe et vice-versa» indique-t-il. Car, selon lui, la solution peut provenir de l’autre, que nous repoussons à tort, car vu sous un autre angle, le problème pourrait être résolu.

 

Pour sa part, Mme Chelly, présidente de l’association Théâtre du Forum-Tunisie, revient sur la genèse du projet «Jeunesse nomade», un projet financé par l’Union européenne, qui est dans sa deuxième phase, à travers le programme Erasmus+.

L’année dernière il a eu lieu en Belgique avec uniquement les belges et les immigrés en Belgique. Cependant, la Fédération des maisons de jeunes belges a décidé d’impliquer d’autres intervenants pour renforcer le projet avec un partenaire français et un partenaire tunisien. En tant qu’association, «nous avons représenté la Tunisie avec 12 jeunes dont l’âge varie entre 17 et 21 ans». «L’objectif du projet est de réussir l’intégration des immigrés qui se trouvent sur le sol belge à travers une production artistique collaborative, à même de faciliter leur intégration dans l’espace européen», explique-t-elle. L’idée était d’intégrer un groupe de jeunes arabes pour faciliter cette intégration et pour leur dire qu’ils ne sont pas seuls dans le pays d’accueil et pour que l’échange soit plus large, affirme-t-elle.

«Il s’agit d’une grande production artistique qui a englobé 70 jeunes, répartis sur plusieurs ateliers, à savoir théâtre, musique, danse, selon le principe du théâtre-forum, qui est la spécialité de notre association», indique-t-elle. Et d’ajouter que : «Le groupe est parvenu à cerner quelques problématiques dont la non-intégration dans le milieu belge pour des raisons d’obédience religieuse, de culture, d’appartenance ethnique».

Les jeunes, dans leurs interactions, ont trouvé plusieurs solutions, telles que la cohabitation pacifique, la tolérance ou le dialogue des religions, ce qui a fait en sorte qu’un début de prise de conscience de la nature de ces problèmes a commencé à prendre forme et a permis d’ouvrir un débat avec le public à propos des problèmes d’intégration en Belgique. «La pièce, jouée en français, a été présentée quatre fois. La participation du groupe tunisien a eu un bon accueil, car les jeunes participants tunisiens, qui sont tous membres de l’association, étaient initiés à cette technique qu’ils ont partagée avec les autres jeunes, ils ont pu soulever leurs préoccupations de manière simple et facile, sans obstacles», témoigne fièrement, Mme Chelly. «Dès le premier jour, on a défini le sujet pour faciliter le travail des jeunes, il fallait travailler à partir d’histoires qu’ils ont vécues ou que quelqu’un d’autre a vécues, en mode d’improvisation, écrire le scénario, définir les personnages, les dialogues et entamer les répétitions», ajoute-elle. Ensuite, «le grand groupe a été réparti en plusieurs sous-groupes ; le groupe du théâtre s’est divisé en sous-groupes avec une histoire propre à chaque ensemble dont un multinational comportant des jeunes demandeurs d’asile en l’occurrence des syriens, des afghans avec la participation des belges et des français», souligne Mme Chelly. «Chaque groupe a travaillé une saynète, en présence d’un formateur en théâtre-forum. A la lumière des pièces, un arrangement musical spécifique a été réalisé, avec une chorégraphie comportant des tableaux de danse», souligne-t-elle.

Aymen reprend la parole pour exprimer son souhait de poursuivre cette expérience en Tunisie ou ailleurs en Europe. «On souhaite revenir l’année prochaine en Belgique ou ailleurs en Europe. On a amélioré notre niveau de langue, on a changé à 90% la mentalité de ceux qui ont vu le spectacle et de retour en Tunisie, on s’emploie à trouver des solutions d’intégration aux immigrés en Tunisie», conclut Farès Saffer.

Grâce aux projets financés par l’EU, les jeunes tunisiens ont pu poser un nouveau regard sur les questions liées à l’immigration et à l’intégration, et sur les référents identitaires, notamment ceux associés à l’appartenance ethnoculturelle des personnes «socialement invisibles».

 

Lien YouTube: https://www.youtube.com/watch?v=-QsUiCylzUQ

La presse de Tunisie

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