C’est à Laghouat, située en plein cœur du Tell algérien, que des femmes ont pris en main leurs destins grâce au Programme européen d’actions pilotes pour le développement rural et l’agriculture (PAP ENPARD). Riches de leur savoir-faire ancestral dans bien des domaines, ces artisanes ont fait de cet héritage un gagne-pain pour garantir leur indépendance financière et s’assurer une vie digne. Un réseau féminin s’est constitué autour de Dalila Belmecheri, une femme entrepreneure qui a eu les moyens, mais surtout l’audace, de concrétiser son projet solidaire.
Le Tell est une bande steppique qui barre l’Algérie d’est en ouest, en séparant le Sahara des massifs montagneux du nord. Sa population est imprégnée de la culture des nomades des hauts-plateaux. Et parce que les étés y sont secs et rudes, les habitants du Tell ont pris l’habitude de se réfugier sous une grande tente de poils de chèvre, la « kheima ». C’est donc tout naturellement que le choix de ce symbole local s’est imposé à Dalila lorsqu’elle a créé son association dédiée à la valorisation de l’artisanat des femmes rurales de sa région : la Kheima des mille métiers.
La Kheima des mille métiers
« J’ai fait référence à mille métiers car chaque femme de notre région maîtrise au moins 10 savoir-faire. Donc si on a 100 artisanes dans 10 communes, on pourrait atteindre 1000 métiers », explique Dalila en posant fièrement devant ses réalisations dont certaines datent de son plus jeune âge. Si son parcours professionnel est riche et diversifié, c’est finalement dans la promotion du riche patrimoine de sa région qu’elle a décidé de s’engager pleinement. « Ma première expérience remonte à l’année 2017 à Lalmaya, petite oasis située au Sud-ouest de la wilaya de Laghouat. A l’occasion du mois du Patrimoine, j’ai organisé une exposition de produits traditionnels. J’y ai exposé mes produits ainsi que ceux d’autres artisanes du village. Ça a été une véritable réussite !» Dalila ne le savait pas encore mais cette initiative répondait parfaitement aux objectifs du programme PAP ENPARD en matière de promotion de la femme rurale.
Pour la jeune femme, ce Programme a posé de nouveaux jalons pour le développement rural dans la wilaya de Laghouat. Elle déclare : « Il y a eu une véritable prise de conscience, une nouvelle façon de voir les choses. La richesse de notre patrimoine peut créer de nouvelles opportunités économiques pour peu que nous prenions la peine de la valoriser ». La présidente de la Kheima des mille métiers ajoute : « Qui aurait cru qu’un jour, il serait possible, pour nous, de vendre des produits qui orneront des maisons hors de nos villages et de notre région ? Mon rêve aujourd’hui est de voir les produits de Laghouat se vendre dans les plus grandes capitales. Les femmes de ma région font des merveilles. A nous de savoir mettre en valeur leurs créations et d’accéder à de nouveaux marchés ! » Perfectionniste, Dalila mise sur le savoir-faire authentique des artisanes qu’elle sélectionne rigoureusement pour s’assurer de la qualité de leur travail. Concernant les tapis par exemple, elle affirme : « Le design reste très important. Mes clients veulent avoir un vrai tapis algérien qui comporte des symboles ancestraux. Ils privilégient les tons clairs pour pouvoir l’accrocher au mur. Pour ma part, je fais en sorte de répondre aux demandes tout en m’assurant que les tapis gardent un caractère propre à la région de Laghouat ».
Khedidja, la tisseuse de tapis
Originaire de Ghardaïa, une des sept cités de la vallée du M’zab, Khedidja y a appris à tisser les tapis. Assise en tailleur en face d’elle, sa belle-mère la regarde tasser les fils du tapis avec sa khelala, ce gros peigne recourbé aux longues dents d’acier. Khedidja maîtrise parfaitement le tissage des tapis de sa région d’origine et ceux de Laghouat, un savoir-faire appris de sa mère. « Travailler avec l’association de Dalila me permet d’apporter un complément financier à mon foyer et m’assure aussi une certaine indépendance. Seule, j’aurai été incapable d’acheter la laine, de produire des tapis et de les revendre. L’association me donne la matière première et je lui remets le produit fini. Je suis donc payée pour l’effort fourni », explique Khedidja. Elle montre une de ses nouvelles réalisations à Dalila qui entame un contrôle minutieux de l’article. « Je sais qu’elle est très pointilleuse et sait exactement ce qu’elle veut », lance l’artisane avec un sourire timide. Le petit tapis semble plaire à la présidente de l’association Kheima des mille métiers qui déclare : « Avec Khedidja, je n’ai jamais de mauvaise surprise. Elle reproduit fidèlement les symboles que je lui demande » Dalila explique qu’elle a abandonné l’idée de produire de grands tapis pour des raisons purement commerciales. « Les touristes qui viennent en Algérie veulent repartir avec un tapis. Mais cet achat devient vite problématique à cause du poids et de la taille de nos tapis. Ce n’est pas évident de prendre l’avion avec une lourde et épaisse ‘zarbia’. Voilà pourquoi je ne commande à Khedidja que des descentes de lit. Elles sont légères et tiennent dans une valise ».
L’entrepreneuriat social, de mère en fille
Entre deux rendez-vous de travail, Dalila prend le temps de se ressourcer à Tadjrouna, auprès de sa mère, Aïcha. La présidente de l’association Kheima des mille métiers confie : « C’est elle qui m’a donné envie de m’intéresser à notre culture locale et à l’artisanat de la région de Laghouat. C’est aussi elle qui m’a encouragé à aller vers les artisanes et à m’engager dans le monde associatif ». Assise derrière une table basse, Aïcha regarde sa fille parler avec une tendresse mêlée de fierté. Sourire aux lèvres, elle dresse l’inventaire des produits de base servant à la préparation des mets locaux : ssmid (semoule de blé dur), ghars (dattes molles), d’han (beurre rance de brebis), klila (sorte de fromage durci obtenu à partir de lait de brebis caillé), hermass (petit abricots séchés)… D’une main experte, elle entame la préparation du rfiss de Laghouat, plat sucré, traditionnellement servi lors de des cérémonies de mariage. Autrefois, Aïcha était manager d’une entreprise publique locale. Après la retraite, elle s’est reconvertie et profite désormais de son temps libre pour préparer des plats et des pâtisseries commandées par les familles de Tadjrouna à l’occasion des cérémonies de mariage. « J’ai une retraite très confortable. Cette activité me permet surtout de perpétuer nos traditions culinaires et de faire apprécier notre gastronomie locale à sa juste valeur ! », déclare Aïcha.
Couscous, laine et patrimoine
Pour réussir son pari et faire prospérer son projet solidaire, Dalila Belmecheri s’est entourée d’artisanes douées et dévouées dans divers domaines. Parmi elles, Dounia, mère de cinq enfants qui s’est spécialisée dans la préparation des grains de couscous. Préparé à base de semoule de blé dur, le couscous reste le plat traditionnel phare d’Algérie et du reste de l’Afrique du Nord. Dounia en a fait son activité principale. « Il existe de nombreuses marques de couscous industriels dans les magasins mais les gens préfèrent acheter le couscous roulé de façon traditionnelle. Il a meilleur goût et se conserve mieux et plus longtemps ». Le principe est simple. Dalila lui achète la semoule de blé et Dounia se charge de rouler le couscous. Elle est rémunérée pour l’effort qu’elle fournit. Elle déclare : « Cette méthode de travail me convient parfaitement car elle ne comporte pas de risque. Dalila se charge de tout et je me consacre exclusivement à la tâche qui m’est attribuée. Grâce à elle, j’ai du travail toute l’année et j’arrive à subvenir aux besoins de ma famille ». Un accord gagnant-gagnant qui permet aux consommateurs d’acheter un produit de qualité préparé localement.
Achoura, elle, prépare la laine et tisse des tapis. Vêtue de la tenue traditionnelle laghouati, elle reproduit des gestes que lui ont appris ses aïeules. Peignant des touffes de laine sur un grand peigne à armature de bois, elle confie : « Je réalise des tapis depuis mon plus jeune âge. Ce savoir-faire m’a été transmis par ma mère qui le tient elle-même de sa mère. Cela n’a rien d’exceptionnel. Toutes les familles de la région tissaient leurs propres tapis. Cette tradition a tendance à se perdre à cause du travail que cela exige » C’est que préparer la laine de façon artisanale nécessite de l’énergie et du temps. Après l’avoir peignée, Achoura passe au cardage de la laine en utilisant le kardach qui est formé de deux palettes hérissées de pointes métalliques qui permet de fusionner les fibres. Elle utilise ensuite le maghzel, un fuseau en bois qui permet de former les fils de laine.
Ces gestes, qui exigent une grande dextérité, Achoura les accomplit naturellement. La réalisation d’un tapis est une succession de savoir-faire. Après la préparation du fil de laine, Achoura s’attelle à ourdir les fils en les attachant entre deux piquets. Le métier à tisser dont se sert Achoura est composé de structures métalliques. C’est certainement l’équipement le plus « moderne » de tous ceux qu’elle utilise au quotidien. « Je tisse différents types de tapis et je sais également tisser des burnous et des kachabia en poils de dromadaire. Ce sont des produits qui sont très recherchés », dit Achoura en lançant la navette entre les deux extrémités de son métier à tisser. Avant de rencontrer Dalila, cette mère de 5 enfants travaillait dans un centre de produits artisanaux. « J’ai opté pour la formule que m’a proposée l’association car elle me convient mieux. Je tisse à mon rythme et je suis certaine d’être payée dès que je livre les commandes ».
Une ruche d’artisanes
Le réseau de la Kheima des mille métiers ne compte pas que des artisanes. Il est également composé d’associations féminines locales dont l’association Nour (lumière) de Taouila. Direction donc ce village situé à 1239 mètres d’altitude, connu pour la beauté de ses sites naturels. Taouiala est également célèbre pour la qualité de ses fruits. Des pruneaux qui n’ont rien à envier à ceux de la ville d’Agen apprend-on, mais aussi des pommes, des poires ou encore des abricots. Un environnement idéal pour les abeilles mais aussi favorable au développement du tourisme écologique et de la production de produits bio et artisanaux.
Sur place, rencontre avec Chaïaa, présidente de l’association féminine Nour. Vêtue de sa combinaison d’apicultrice, elle s’occupe des dix ruches de l’association qui lui ont été offertes par la conservation des forêts de Laghouat. « L’apiculture est un nouveau métier pour moi. J’ai plutôt l’habitude de tisser des tapis », indique-t-elle. En phase d’apprentissage, Chaïaa est parfois assistée dans ses activités apicoles par Ali, son neveu mais surtout par de jeunes apiculteurs du village. « Les mentalités changent lentement. Par le passé, il aurait été mal vu qu’une femme crée une association et fasse travailler d’autres femmes du village. Je reconnais que les débuts ont été difficiles mais nous sommes décidés à travailler et à préserver notre patrimoine », assure Chaïaa. Elle ajoute avec une pointe de fierté : « Dans quelques mois nous obtiendrons enfin du miel entièrement produit par les femmes de l’association Nour » Ce miel « 100% féminin » intéresse Dalila Belmecheri. Sûre du succès de ce produit, elle affirme : « Il sera mis dans des bocaux en faisant référence à l’association Nour. Ce sera un miel de qualité car les abeilles butinent dans les vergers de Taouiala. »
Le patrimoine conjugué au quotidien
Présidente de l’association Nour, Chaïaa met à la disposition des artisanes son salon pour y exposer leurs produits. Tapis, descentes de lit, coussins et houli (couvre-lits) sont isposés autour de la petite pièce. Dans cette région, Taouila, l’une des plus froides d’Algérie, où la neige isole les villages et les hameaux, le tapis n’est pas seulement un objet décoratif porteur de symbolique. Certains, comme les hayek et les hambel permettent aussi de protéger tous les membres de la famille du froid glacial. En plus des tapis, des objets en alfa, plante steppique aux usages multiples, sont également exposés dans le salon de Chaïaa. C’est l’oeuvre de Oum el Kheir qui fabrique des tbag, des plateaux multicolores en alfa. Cette plante qui pousse en touffes dans les hauts-plateaux, sert également à fabriquer des nattes et du papier. Avec son wcham sur le front, tatouage traditionnel aux fonctions protectrices, l’artisane se fond dans le décor. Elle rougit lorsque le sujet de ce dessin est abordé. « Je ne sais pas ce qu’il représente. Je sais juste que je l’ai depuis l’âge de 4 ans ». Seules les femmes nées avant l’Indépendance portent encore des wcham sur le visage, les mains ou le haut de la poitrine. Cette tradition n’a plus cours depuis plusieurs décennies. Evoquant son activité, Oum El Kheir confie prendre beaucoup de plaisir à confectionner ses articles. Dalila apprécie beaucoup son travail. « Les tbag sont très beaux. J’en prendrai lors de ma prochaine visite. Il me faut aussi des abat-jours. C’est un article très demandé », précise la présidente de l’association Kheima des mille métiers.
Meriem, l’as des confitures
Parmi les apicultrices de Taouiala, Meriem, la spécialiste des confitures. Après avoir retiré sa combinaison protectrice, elle organise, dans la maison de Chaïaa, une séance de dégustation de confiture d’abricot, de robb (mélasse de dattes) et de gataa el bared (boisson fabriquée à partir de petits abricots séchés). « Tous ces produits sont fabriqués avec des fruits de la région, à l’exception des dattes molles que nous faisons venir des oasis. Tout est naturel. Il n’y a aucun produit chimique ni conservateur », déclare-t-elle. Elle vante les mérites de ses produits et affirme que le robb est riche en vitamine A, phosphore, calcium et en fer et que le gataa el bared, appréciée par les nomades, permet de résister à la soif, notamment durant le mois de ramadan. « Depuis quelques temps, ces produits naturels et traditionnels rencontrent un succès sans précédent. », conclut-elle. Une aubaine pour les artisanes de Laghouat.
Un réseau féminin en croissance
Pour constituer et renforcer son réseau, Dalila sillonne les villages avoisinants, sans cesse à la recherche de nouvelles créations et de produits d’exception. Au fil de ses visites, elle fait la connaissance de Amina Lakhdari qui fabrique du vinaigre dans son bourg ancestral, Tadjemout. La jeune femme, diplômée en agronomie et en biologie, s’est lancée dans ce domaine en 2002. Elle explique à la Présidente de l’association Kheima des mille métiers l’utilisation de ses produits : « Mon père, médecin, est adepte de la phytothérapie. Mais nombre de ses patients à qui il recommandait d’utiliser du vinaigre se plaignaient de ne pas trouver des produits de qualité. Il m’a donc conseillé d’en fabriquer. Aujourd’hui, il est mon client principal. Par ailleurs, dans les hauts-plateaux et le désert, les nomades consomment beaucoup de vinaigre pour sa valeur nutritive et pour sa longue conservation. » Elle ajoute : « Les vinaigres que je fabrique sont faits exclusivement à partir de fruits biologiques, principalement de raisin, de pommes, d’aloe vera et de dattes. La qualité bio est garantie par des laboratoires de Ghardaïa et de Ouargla. Mais attention, ces produits sont très concentrés. Il faut les doser avec une petite cuillère et les diluer dans l’eau ». Pour fabriquer son vinaigre, Amina pourrait s’approvisionner dans les vergers de Taouila. Travailler en réseau a aussi pour avantage de mettre en relation les membres de la Kheima des mille métiers. Une idée qu’approuvent Dalila et Sid Ali Touati, chef d’antenne du PAP ENPARD de la wilaya de Laghouat.
PAP ENPARD, valorisation des zones rurales
Bien plus qu’un projet individuel, la Kheima des mille métiers est une aventure humaine à succès, concrétisée grâce au programme de l’Union européenne, PAP ENPARD. Le Programme vise à renforcer les capacités de porteurs de projet en zones rurales pour valoriser les ressources et productions locales. « L’association a été créée dans le cadre de ce programme. Dalila a bénéficié d’une centaine de journées de formation et d’accompagnement par une dizaine d’experts algériens et européens en matière de gestion associative, d’entrepreneuriat rural, d’animation territoriale, de communication et de plaidoyer. En parallèle, nous l’avons accompagnée dans la constitution de son réseau de femmes artisanes », affirme Sid Ali Touati. Dalila a également reçu des enseignements théoriques et pratiques en ingénierie pédagogique et de formation pour pouvoir transmettre savoirs et savoir-faire à d’autres membres de l’association. En plus de l’association Kheima des mille métiers, le programme a permis la création de l’association agro-écologique de wilaya « El Ghouta », chargée de préserver et de promouvoir le riche patrimoine agricole de Laghouat. Deux associations d’apiculteurs professionnels ont également été créées dans les communes de Bennacer Benchohra et Ksar el hirane. Les présidents des deux associations « Keima des mille métiers » et « El Ghouta » participent au processus de formation en tant que Conseillers en développement territorial (CDT). En plus des deux représentants du mouvement associatif, il y a dix autres CDT en cours de formation à Laghouat et représentant l’administration locale : 3 de la conservation des Forêts, 2 de la direction de l’Agriculture, 2 de la direction de la Formation professionnelle, 2 de la direction du Tourisme et de l’artisanat et 1 de la Chambre d’agriculture. « Nous avons organisé plusieurs rencontres de coordination entre l’ensemble des CDT. L’objectif étant de parvenir à travailler dans un cadre concerté pour traiter les différents dossiers au niveau de la wilaya de Laghouat. Le développement rural doit être traité dans un cadre intersectoriel. C’est justement un des aspects les plus importants du PAP ENPARD », précise le chef d’antenne. Le PAP ENPARD a ciblé quatre wilayas : Laghouat, Sétif, Tlemcen et Aïn Temouchent. Doté d’un budget de 20 millions d’euros, le programme doit être clôturé en novembre 2019. Pour ce qui est de la wilaya de Laghouat, Sid Ali Touati indique que les objectifs sont à un taux appréciable. « Ils seront atteints, voire dépassés pour certains ».