Pandémie & infodémie : la liberté de la presse à l’épreuve du coronavirus

Mai 3, 2021
Partager sur

Interview. Désinformation, fake news, pandémie… En plus des nombreux défis auxquels ils font face habituellement, les journalistes doivent aujourd’hui composer avec de nouveaux phénomènes qui compliquent encore plus l’exercice de leur métier. A l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, célébrée le 3 mai de par le monde, Hanen Zbiss, journaliste d’investigation tunisienne et lauréate, en 2014, du Prix Samir Kassir pour la liberté de la presse, évoque cette nouvelle réalité. Elle décortique la désinformation, ses sources et ses répercussions et se projette dans un tête-à-tête avec Samir Kassir, le journaliste et écrivain libanais qui a tant milité pour les libertés et qui a donné son nom à ce Prix d’excellence en journalisme, organisé et décerné par l’Union européenne depuis 2006. 

A quel point la pandémie Covid-19 a-t-elle amplifié le phénomène de la désinformation ?  

Hanene Zbiss: Quand la pandémie de Covid-19 a débuté en 2020, peu d’informations fiables sur ce nouveau virus et son évolution étaient accessibles. Personne ne savait par exemple quelles étaient exactement ses origines et ses répercussions. Cette absence d’informations avérées a accentué le sentiment de peur et de panique chez les gens et a créé, par conséquent, un environnement propice au développement des fake news. Ainsi, nous avons assisté à une pléthore d’informations, vraies ou fausses, diffuées sur les réseaux sociaux à une vitesse vertigineuse. A cette époque, les scientifiques eux-mêmes découvraient les particularités de ce virus et étaient en phase de recherche. Ils ne pouvaient donc pas apporter de réponses formelles et persuasives, ce qui a attisé les craintes du grand public. L’absence d’information fiable et le besoin d’être rassuré ont poussé plusieurs personnes à travers le monde à croire aux théories de complot et aux rumeurs qui circulaient sur internet. D’autre part, j’estime que les journalistes n’ont pas bien joué leur rôle dans la lutte contre la désinformation, puisqu’ils n’étaient pas, du moins pour la plupart, préparés pour couvrir ce genre pandémie. Peu d’entre eux étaient spécialisés dans le journalisme scientifique et rares étaient ceux qui maîtrisaient les thématiques relatives à la santé. Cela a eu une incidence évidente sur la qualité de la couverture journalistique de la pandémie, qui restait bien en dessous des attentes du public. Par ailleurs, beaucoup de médias ont repris, à leurs comptes, des théories de complot et des fakenews, permettant ainsi d’amplifier, encore plus, le phénomène.  

Les fake news nuisent-elles à la liberté de la presse et celle d’expression ?  

Bien évidemment ! Dans son fond, la liberté d’expression implique l’accès à une information vérifiée et fiable qui permet au public de comprendre les enjeux de la réalité dans laquelle il vit afin de pouvoir y faire face. Les dictatures ont toutes cet objectif commun d’empêcher les peuples d’accéder à toute information crédible, afin de continuer à les contrôler. Or, dans le monde d’aujourd’hui, les données circulent facilement et grâce aux réseaux sociaux, chaque citoyen peut exprimer ce qu’il pense et ainsi créer l’information. L’enjeu a donc évolué puisqu’il s’agit désormais de chercher à identifier l’information fiable dans cette marée de données diffusées en continu? D’où le danger sur la liberté d’expression et sur la démocratie globalement. Si le public n’est pas outillé pour distinguer les bonnes informations des mauvaises et si les médias ne jouent pas pleinement leur rôle dans la production d’un contenu journalistique vérifié et professionnel, alors la liberté d’expression perd tout son sens. Seules les fakenews seront alors relayées, ce qui incarnera la victoire du discours émotionnel sur le discours rationnel et constructif.  

Si vous étiez assise en face de feu Samir Kassir, que lui diriez-vous ?  

Sincèrement, avant de recevoir le Prix Samir Kassir en 2014 pour mon enquête sur les jardins d’enfants coraniques en Tunisie, je connaissais plus le Prix que l’homme. Puis, j’ai commencé à m’intéresser à cette figure marquante du journalisme arabe puisque, désormais, quelque chose nous liait pour toujours. Et c’est là que j’ai compris l’ampleur du combat de Samir Kassir pour la liberté d’expression et pour l’indépendance de son pays de toute hégémonie extérieure. Ce brillant journaliste et écrivain libanais, doublé d’un fervent militant, a mené sa lutte aussi bien sur le papier que sur le terrain et cela lui a coûté la vie. Donc, si j’étais assise face à lui aujourd’hui, je lui dirais d’abord : Merci de nous avoir montré la voie de l’engagement pour un journalisme professionnel au service d’une cause juste. Merci aussi d’avoir défendu les valeurs de liberté, de démocratie et de justice jusqu’au bout. Je lui dirai aussi, que nous, journalistes arabes, sommes là pour continuer sur la même voie de l’engagement et de la liberté. Notre mission est de promouvoir un journalisme indépendant, professionnel au profit du grand public et des causes justes. Nous nous engageons à défendre la liberté d’expression contre toutes formes de dictature ou d’oppression.     

Le Prix Samir Kassir pour la liberté de la presse  

Le Prix Samir Kassir pour la liberté de la presse est organisé et décerné par l’Union européenne depuis 2006 en association avec la Fondation Samir Kassir. Il rend hommage au journaliste politique, historien et écrivain libanais qui a payé de sa vie le prix de son militantisme. Le Prix Samir Kassir entend « légitimer la liberté de pensée et encourager la liberté de la presse dans les pays ayant souscrit au Partenariat euro-méditerranéen, pour marquer leur rejet de la violence, l’intimidation, la menace et toutes les tentatives répétées et constantes de verrouiller la liberté d’expression ». Il récompense les journalistes ressortissants des pays suivants : Algérie, Arabie Saoudite, Bahreïn, Egypte, Emirats Arabes Unis, Irak, Jordanie, Koweït, Liban, Libye, Maroc, Oman, Palestine, Qatar, Syrie, Tunisie et Yémen, engagés dans la couverture des sujets liés aux droits de l’homme, à la bonne gouvernance, l’Etat de droit, la lutte contre la corruption, la liberté d’expression, le développement démocratique et la participation citoyenne.  Depuis la première édition du Prix en 2006, 37 récompenses ont été attribuées à 36 journalistes et chercheurs, dont 22 hommes et 15 femmes. Les lauréats comptent des journalistes en exil et d’autres qui ont couru de grands dangers dans l’exercice de leur mission, faisant face à la persécution et aux menaces à leur liberté d’expression et à leur vie.  

Lire en : عربي English