Défier les normes sociales et exprimer leur droit à la liberté en se déplaçant quotidiennement à vélo, c’est le défi que se sont lancées des femmes égyptiennes, dans le cadre de la campagne nationale en ligne «Better by Bike», appuyée par Med Dialogue pour les droits et l’égalité, un programme régional financé par l’Union européenne. Lancée par l’initiative «Tabdeel» (qui signifie à la fois «pédaler» et «changer» en arabe), la campagne a rassemblé des femmes partageant les mêmes idées qui cherchent à remettre en question les idées préconçues sur le vélo et à promouvoir leur amour pour le cyclisme urbain.
Un large sourire illuminant son visage, Yosra Abdelbaki pédale autour du Caire, aucunement gênée par les regards curieux et les bouchons interminables. Elle déambule fièrement entre les files de voitures coincées dans le trafic infernal de la capitale égyptienne. En rentrant chez elle à bicyclette, la jeune femme de 28 ans profite pleinement de ce moment de répit où elle exerce son activité physique favorite. « Auparavant, j’utilisais les transports en commun pour mes différents déplacements. Ils étaient toujours bondés et chronophages », se remémore Yosra notant au passage qu’avec son vélo, elle évitait non seulement les embouteillages et les retards mais qu’elle acquérait également un sentiment d’indépendance et de responsabilité.
Il y a quelques années, la jeune femme s’est découvert une passion pour le vélo malgré les avertissements de ses amis et de sa famille. « Ils m’ont tous dit que ce serait dangereux et que je serais harcelée. Ma mère quant à elle considérait cela comme puéril et me répétait souvent : « Tu n’es plus une enfant. Que penseront les gens ? ». Convaincue de son choix, Yosra ne s’est pas démontée et est restée déterminée à remettre en cause ces conventions sociales, convaincue que la société s’habituerait, au fil du temps, à voir des filles rouler en vélo en ville. « La société résiste toujours aux nouveaux phénomènes mais le changement est inévitable », affirme-t-elle. « Et j’avais raison !» Elle fait part des nombreux mots d’encouragement qu’elle entend quotidiennement de la part des amis, des collègues, des passants et même de sa mère ! « Aujourd’hui, non seulement on m’encourage mais nombreux sont ceux qui montrent un réel intérêt pour le vélo et m’affirment qu’ils veulent adopter ce moyen de transport au quotidien. »
Yosra ne nie pas avoir subi quelques commentaires décourageants au début et elle sait qu’elle continuera à en recevoir. Mais pour elle, les commentaires positifs prendront toujours le dessus. » « Je veux que chacun sache qu’il peut faire ses propres choix », écrit la jeune femme déterminée sur la page Facebook de Tabdeel, encourageant ses concitoyens et surtout ses concitoyennes à briser le mur de la peur et de l’hésitation. Parallèlement, elle appelle les entreprises, les écoles et les institutions à promouvoir le cyclisme et à subventionner l’achat de vélos communautaires pour les grandes villes comme le Caire.
Relever le défi
Fatima Mustapha, 21 ans, a elle aussi décidé, il y a quelques mois, de «tracer sa propre route» en roulant à vélo. «Ma mère y était fermement opposée de peur que je ne sois verbalement harcelée. Mais cela ne m’a jamais dissuadée car je pouvais tout aussi être importunée à pied », explique l’étudiante en commerce en plaisantant à moitié. Se remémorant ses débuts à bicyclette, Fatima confie avoir acheté son premier vélo en ligne et commencé à l’utiliser quotidiennement pour aller au travail dans une boutique à Port Said. « C’est vrai que j’ai reçu des commentaires désobligeants de la part de quelques piétons, motards ou automobilistes. Rouler en absence de pistes cyclables a également été difficile surtout au début. Mais cela ne m’a pas particulièrement affectée. »
Tout comme Fatima, Hajer Said, 22 ans, confie avoir subi les remarques acerbes de ses voisins du quartier de Bakos en Alexandrie et a dû résister à la pression de son entourage. Sur son passage, souvent elle entendait : « Est-ce une fille ou un garçon ?», raconte la jeune femme de 22 ans. Elle ajoute que dans les quartiers populaires, les commentaires offensants et même le harcèlement des jeunes femmes sont monnaie courante. « Il y a quatre ans, c’était vraiment rare de voir une fille faire du vélo en Alexandrie. D’ailleurs, au campus, j’étais la seule étudiante à bicyclette et j’ai dû obtenir une autorisation spéciale du doyen de la faculté. Heureusement, la situation a progressivement évolué et la réaction de ses proches et même des inconnus sur son passage est devenue plus bienveillante, voire même encourageante. Elle raconte qu’elle est même « bombardée » de questions sur comment apprendre à faire du vélo et où en acheter. «Je suis heureuse de constater que les choses sont en train de changer aussi bien à l’université que dans la rue. Cette année par exemple, le tournoi universitaire de cyclisme a enregistré un nombre sans précédent de compétitrices ainsi que le marathon hebdomadaire. Toutefois, Hajer admet que la partie n’est pas encore tout à fait gagnée, notamment en ce qui concerne le mauvais état des routes ce qui représente un danger pour les cyclistes.
Bien que l’Alexandrie ait été parmi les premiers gouvernorats égyptiens à créer des pistes cyclables, leur nombre reste insuffisant et ne couvre pas toutes les zones. En partageant leurs histoires à travers le réseau de l’association Tabdeel, Fatima et Hajer espèrent pouvoir promouvoir l’usage du vélo, contribuer à combattre les idées préconçues sur les femmes cyclistes et enfin inciter les autorités à prêter attention aux routes non revêtues qui représentent un danger pour les amateurs de deux roues.
Tabdeel : pédaler pour changer
Au début, Tabdeel était un simple blog qui assurait la promotion du vélo. Petit à petit, une communauté s’est constituée autour de cette passion et l’association a vu le jour. Des passionnés de vélo d’Egypte et du reste de l’Afrique du Nord y militaient pour des « villes plus propres, plus saines et plus centrées sur l’humain » et de nombreuses actions telles « Better by Bike » étaient organisées. « Tout a commencé par une volonté commune de promouvoir le vélo comme moyen de transport et de faire pression pour l’amélioration des routes et la création de nouvelles pistes cyclables en Égypte », se souvient Hiba Attia Moussa, fondatrice de Tabdeel. « Parmi nos membres, certains travaillent dans le domaine de l’aménagement urbain. Grâce à leur précieuse collaboration, nous avons pu soumettre des propositions d’aménagement de routes qui tiennent compte des besoins spécifiques des cyclistes dans plusieurs régions », affirme la jeune femme. Elle ajoute : « Nous avons également élaboré un nouveau plan pour la corniche d’Alexandrie qui a été soumis au Premier ministre et été accepté par la ville d’Alexandrie.
Malgré l’obtention d’une subvention française pour la création d’une piste cyclable, le projet a été bloqué en raison du limogeage du gouverneur. » Même si elle ne cache pas sa frustration, Hiba est optimiste pour l’aboutissement de cette initiative citoyenne. « J’ai bon espoir et le succès de « Better by Bike » ne peut que le confirmer. L’idée est née par hasard mais elle est vite devenue virale. Notre page Facebook a été inondée de questions de filles qui voulaient savoir où apprendre à faire du vélo et où en acheter », se réjouit-elle.
En plus de partager avec le public les témoignages de 20 femmes cyclistes comme Yosra, Fatima et Hajer, la campagne a partiellement financé l’achat et la location de vélos, à travers une subvention symbolique de 500 livres égyptiennes (27 euros) accordée à près de 40 personnes. «Nous savons que l’achat d’un vélo n’est pas toujours possible. Nous encourageons donc les gens à louer des vélos pendant 10 à 15 jours et nous les orientons vers l’entreprise de location de vélos la plus proche», explique Hiba. Pour ceux qui possèdent déjà un vélo, Tabdeel a également offert des subventions d’entretien de vélos d’une valeur de 300 livres égyptiennes (16 euros).
Le vélo pour un avenir meilleur
De toutes les photos de la campagne « Better by Bike », celle d’une maman et de son fils, tous deux à vélo, a suscité un engouement sans précédent. Depuis cinq ans, Rihem Salah (37 ans) et son fils Adham (12 ans) ont pris de participer aux virées hebdomadaires organisées chaque vendredi par les amateurs du cyclisme. Tout a commencé lorsque le frère de Rihem lui a suggéré de prendre part à l’une de ces sorties qu’il organise pour se remémorer leurs souvenirs d’enfance quand ils se rendaient ensemble au Club à vélo. Rihem a tellement apprécié la virée qu’elle n’en a plus raté aucune et qu’elle a initié son fils. «Je sais que cela peut être difficile pour les femmes de faire du vélo, en particulier dans les zones bondées du Caire, comme le quartier Al-Hussein et l’avenue Al-Muiz Li-Din Allah, où j’ai moi-même eu droit à des commentaires et à des regards méchants. Mais cela ne m’empêchera pas de profiter de ma passion. ” Heureusement pour elle, la jeune mère de famille est totalement soutenue par son mari. Loin de s’opposer à cette activité, il l’a même encouragée et c’est lui qui s’occupe des enfants quand ils ne l’accompagnent pas.
Riham publie souvent ses photos sur les réseaux sociaux afin d’encourager les Egyptiennes à faire du vélo et aussi afin de les rassurer car les organisateurs s’assurent de placer les jeunes hommes à l’avant et à l’arrière du peloton pour protéger les femmes. La jeune maman souhaite également transmettre sa passion à ses enfants et contribuer au changement des mentalités quant à l’acceptation des choix de tous et à l’adoption d’un mode de vie sain. «Adham s’est joint à moi pour nos randonnées à vélo hebdomadaires puis il a commencé à se rendre à l’école à vélo. Je sais qu’il est également fier de moi parce que je monte à vélo », affirme-t-elle. Riham espère que la campagne contribuera à améliorer les conditions des cyclistes en Égypte et aboutira à la création de larges pistes cyclables comme celles des villes européennes. La mère de famille espère également que cette initiative citoyenne encouragera le gouvernement à imposer des sanctions plus sévères contre le harcèlement verbal « pour dissuader ceux qui importunent les femmes cyclistes ». Elle conclut : « La culture du vélo est saine à bien des égards et doit être encouragée. J’ai hâte de la voir se populariser encore plus en Egypte ».
10 jours pour la Méditerranée
L’idée de la campagne «Mieux à vélo» a été initiée lors d’une session de formation des jeunes organisé à Tunis en janvier 2020 par Med Dialogue pour les droits et l’égalité, un programme régional d’assistance technique financé par l’Union européenne. Au cœur de cet événement qui a réuni des activistes de 10 pays du Sud de la Méditerranée, la cause environnementale. A l’issue de cette formation, il a été convenu d’initier en juin 2020 l’action « 10 jours pour la Méditerranée » qui consiste en une série d’actions menées durant la même période dans les différents pays partenaires.
A ce propos, Souhir Mohieddine, responsable de la communication de Med Dialogue pour les droits et l’égalité, déclare : « A travers la campagne « Better by Bike », l’association Tabdeel vise à réduire la pollution de l’air en promouvant des modes de transport propres comme le vélo. » Elle ajoute : « C’est formidable de mener de telles initiatives qui essayent de changer le regard de la société sur le cyclisme et notamment sur les femmes cyclistes tout en contribuant à la protection de l’environnement. L’impact de la campagne « Better by Bike » est très positif car il permet aux femmes, par le simple fait de monter à vélo, de devenir des leaders d’opinion. » Souhir affirme enfin que le projet a été sélectionné aussi bien pour sa portée environnementale que pour son aspect genre. Il est à noter que tout au long de la campagne, les mesures de distanciation sociale ont été respectées et que les déplacements à vélo ont contribué à limiter la propagation du coronavirus chez les cyclistes puisqu’ils évitaient ainsi les transports publics encombrés.